sept. 08, 2024

Entretien avec Ruth Dreifuss

Etre au gouvernement n’était pas une ambition personnelle au départ, mais j’ai beaucoup aimé !

Nous avons rencontré Ruth Dreifuss le 2015 afin de faire le point avec l’ancienne présidente de la Confédération sur la Suisse et son image à l’étranger :

« D’où vient cette idée Suisse de rester neutre selon vous ?

Cette idée de neutralité est née à la fois d’une volonté de la Suisse mais également de l’extérieur. Elle est le fruit de négociations d’un diplomate Bâlois au 17ème siècle, et c’est le congrès de Vienne qui a imposé la neutralité à la Suisse, dans la mesure où face à la France de la fin du règne napoléonien, il fallait que la Suisse reste neutre aux yeux des vainqueurs du congrès de Vienne. Une volonté de leur part qui convenait également à la Suisse.

Eviter des guerres, c’était donc juste au départ un choix stratégique ?

La neutralité remonte au congrès de Vienne de 1815, mais elle est devenue depuis quelque chose d’inhérent à la Suisse. L’autre raison évidente c’est que guerres suivantes ont opposé la France et l’Allemagne. Or la Suisse est un pays attaché à ses zones culturelles germanophones et francophones. La neutralité, c’est donc également une manière de sauvegarder la cohésion helvétique. Par exemple, pendant la 1ère Guerre Mondiale, il y a eu dans l’opinion publique suisse une grande solidarité des francophones pour la France et des germanophones pour l’Allemagne. Si on ne voulait pas que le pays éclate, il fallait affirmer sa neutralité.

Quel est le secret du succès économique et social helvétique ?

C’est d’abord la cohésion de par la taille de son territoire. C’est un pays tellement préoccupé par l’idée de la cohésion qu’il ne laisse aucune région se dévaloriser. Il y a des pays où on laisse des régions entières s’appauvrir et s’isoler tandis que d’autres se développent. En Suisse, il faut que l’évolution bénéficie à toutes les régions du pays. C’est ce qui fait que le système politique réagit rapidement quand il y a un problème quelque part. On ne peut pas supporter qu’une région se sente négligée. Maintenant, la chance de la Suisse c’est que pour des raisons historiques, son industrialisation n’a pas été faite dans les villes mais dans les campagnes, parce que les villes restaient attachées à un système dit de « corporation » qui avait des règles fixes, qui n’aimait pas accueillir des concurrents et donc ça s’est fait un peu partout.

Deuxièmement, l’énergie nécessaire à l’industrialisation était l’énergie hydraulique. Avec elle, on pouvait faire des usines textiles et/ou métallurgique un peu partout, il suffisait d’avoir un fleuve ou une rivière pour pouvoir accéder à cette énergie.

Troisièmement, je dirais aussi que nous n’avons jamais réellement eu d’industries lourdes : nous n’avons pas eu de mines par exemple, simplement quelques mines d’or de petite taille. Nous n’avons jamais eu une croissance économique basée sur une spécialisation lourde, mais au contraire s’appuyant sur toute une série de spécialisations extrêmement pointues qui permettaient d’être intégrées très tôt dans le commerce international. Ainsi nous n’avons pas connu de crise comme d’autres Etats lorsque la métallurgie lourde s’est effondrée et que les mines n’ont plus été source de la richesse. La chance de la Suisse est d’avoir d’abord connu le développement économique et industriel, sur lequel s’est ensuite appuyée une industrie très spécialisée et très demandée sur le plan international. C’est ça la grande chance de la Suisse, une chance qui repose sur une longue histoire économique.

Ce ne sont donc pas seulement ses banques ?

Non pas du tout ! Les banques sont arrivées après. Un autre exemple ? La région de Bâle était déjà spécialisée dans la soierie, en particulier dans les rubans de soie, déjà très demandés à l’international avant même l’industrialisation du pays.

Ensuite, partant de la spécialisation sur les couleurs dans l’industrie textile, nous avons développé l’industrie chimique, puis à partir de là l’industrie pharmaceutique. Puis s’est greffé dessus le système bancaire. C’est une longue histoire dans laquelle nous avons eu la « chance » de ne pas disposer de richesse naturelle, exceptée l’énergie hydraulique, et nous avons eu très rapidement une vision globale de l’économie.

Aujourd’hui quelle est la raison principale de la Suisse justifiant sa non-adhésion l’Union européenne ? Pensez-vous que la Suisse a eu raison de refuser son entrée dans l’UE ?

Le peuple Suisse n’a jamais refusé directement d’être membre de l’Union européenne. Il a simplement refusé de faire partie de l’espace économique européen en 1992. Aujourd’hui la majorité du peuple suisse refuserait sans doute de faire partie de l’Union européenne parce qu’elle connait un certain nombre de difficultés et parce que la Suisse est finalement très satisfaite de la voie qu’elle a choisie : nous avons un très grand nombre d’accords qui règlent nos différentes relations. C’est une formule ad hoc qui plaît bien aux Suisses parce qu’ils ont l’impression d’avoir les avantages sans avoir trop d’obligations dans la participation au processus de l’UE. Personnellement, je n’ai jamais cessé d’être en faveur de l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne parce que j’estime qu’un Etat souverain ne devrait pas bénéficier d’autant de relation sans être directement à la table des négociations.

Pour les pays de l’ex-Union soviétique, quand on parle de « pays occidentaux » on parle de l’Europe et des Etats-Unis ensemble !

-L’Europe est traditionnellement un allié des Etats-Unis. Elle reste néanmoins reconnaissante à la fois vis-à-vis de l’Union Soviétique et des Etats-Unis pour l’avoir libérée du joug nazi. L’Europe et les USA restent proches, avec quelques moments de friction et des différences d’approches, comme pour l’accord sur la dénucléarisation de l’Iran. Il est clair que là il y a une position très différente, l’Europe étant très multilatéraliste, s’appuyant sur l’ONU, l’ OMC… alors que les Etats-Unis s’en sont beaucoup détournés sous Donald Trump.

La Suisse est un pays neutre mais ça ne veut pas dire qu’elle n’a pas d’opinion sur les questions internationales, n’est-ce pas ?

Oui bien sûr, mais toujours avec une prudente neutralité. Nous avons également nos « bon offices » : la tradition de mettre nos services diplomatiques à disposition de pays en conflit. Si on veut le faire efficacement, il faut être accepté par les deux parties, donc la carte de la neutralité est alors très utile. Cela ne signifie pas néanmoins que sur le plan des Droits de l’homme et des droits fondamentaux, nous n’ayons pas de positions très fermes : la Suisse est par exemple très clairement contre la peine de mort.

Je suis personnellement un réfugié politique. Depuis toujours, la Suisse apparaît comme une terre d’accueil pour les réfugiés. Est-ce une question de générosité ?

Il y a eu des moments plus ou moins grands de générosité et des réfugiés plus ou moins bien accueillis. En particulier pour les réfugiés qui fuyaient l’Union Soviétique, mieux accueillis que les réfugiés qui fuyaient les dictatures militaires en Amérique latine par exemple. Là aussi il faut un peu de recul historique : au 19ème siècle, la Suisse était effectivement un pays d’accueil. En 1848, il y a eu toute une série de révoltes et de révolutions. En Suisse, elles ont abouti à consolider la démocratie mais ailleurs elles ont été réprimées et il y a eu beaucoup de réfugiés italiens ou allemands. Ensuite, il y a eu à partir de 1917 des réfugiés en provenance de Russie, de Pologne, de Hongrie, d’Allemagne, etc.

Ensuite, il y a eu des réfugiés venant de pays en guerre, Tibétains et Sri Lankais, puis en provenance de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan.

Oui il y a une tradition suisse d’accueil des réfugiés, marchant plutôt mieux que certains autres pays mais moins bien sans doute que la Scandinavie. La Suisse a surtout dû réfléchir à un moment donné à ce qui s’était passé durant la deuxième Guerre mondiale par rapport aux victimes du nazisme. Après la guerre, il y a eu un élan de solidarité envers les réfugiés en partie dû à cette culpabilité vis-à-vis du fascisme et du nazisme. Puis les lois se sont à nouveau durcies même si la Suisse reste plutôt bon élève en matière d’accueil des réfugiés (néanmoins je trouve qu’elle n’en fait pas assez).

Actuellement pour la Suisse, c’est un problème cette immigration massive ?

Absolument pas ! Si vous voulez voir de l’immigration « massive » allez en Jordanie, au Liban, au Kenya, allez n’importe où, mais pas en Suisse ! D’ailleurs celle-ci a diminué cette année. Non, sérieusement, c’est tout à fait « absorbable ».

Les réfugiés ont également des responsabilités non ?

Bien sûr, ils doivent s’intégrer, ils doivent travailler… Mais on doit également leur permettre de travailler. Ce qui n’est pas le cas en général pendant la longue procédure de demande du statut de réfugié. C’est particulièrement difficile pour les gens qui ne sont pas considérés comme réfugiés mais « admis provisoires ».

Quelques mots sur de la particularité de la démocratie suisse ?

Un des principes fondamentaux, c’est le fédéralisme. Ça signifie que toutes les compétences appartiennent aux Cantons, sauf ce qui est délégué à la Confédération. C’est ce que l’Union Européenne appelle le principe de subsidiarité. Seuls les problèmes pour lesquels on a besoin d’une vision nationale relèvent de la confédération. Ça c’est en théorie. En pratique, dans un état moderne, beaucoup de compétences appartiennent à la Confédération. Ce qui s’avère être très proche des gens est généralement de la compétence des Cantons : l’éducation jusqu’à l’université par exemple, même si les Cantons collaborent de plus en plus, est de compétence Cantonale. La santé également, avec l’offre hospitalière et l’organisation des infrastructures de santé. La police est cantonale, etc. Beaucoup de choses relèvent des Cantons. Or ceux-ci sont très divers : certains sont plus riches que d’autres, certains, très grands, ont beaucoup plus de dépenses, notamment en termes de transports publics, d’autres ont des montagnes et nécessitent des infrastructures pour lutter contre les avalanches et les glissements de terrains, d’autres au contraire sont de grandes villes avec beaucoup plus de charges sur le plan social et culturel, comme Genève, Bâle, etc. La Confédération organise alors la répartition des moyens. L’essentiel des impôts sont de la compétence cantonale. Ça crée parfois de la concurrence fiscale, mais la confédération veille à l’équilibre, ce que l’on appelle la péréquation financière. Le fédéralisme est donc un principe très important, facteur d’unité et de cohésion du pays.

Le deuxième principe très important, c’est la démocratie semi-directe : nous avons un système parlementaire, avec un parlement qui fait les lois. Mais le peuple peut à tout moment proposer des changements dans la constitution et dire qu’une loi qui a été adoptée par le parlement doit faire l’objet d’une décision du peuple. C’est ce que l’on appelle l’initiative et le référendum. Ils sont très faciles à utiliser. Certaines décisions qui touchent à la constitution doivent de toute façon être soumises au peuple. Notre « sport national » est de voter tous les trois mois sur toutes sortes de sujets plus ou moins intéressants ou complexes. Etre un citoyen en Suisse est un véritable « travail ». Ca a une autre conséquence, c’est que le gouvernement ne peut pas être le gouvernement d’une minorité. Il doit être un lieu où l’on peut négocier des solutions susceptibles d’avoir une très large majorité au parlement et qui seront de ce fait acceptées par le peuple. Le gouvernement Suisse n’est pas une simple coalition comme dans d’autres pays, car il doit trouver en permanence des solutions qui puissent rallier la plus large majorité possible. Les décisions sont prises les unes après les autres selon un processus de négociations permanent entre quatre partis qui représentent un très large spectre d’opinions. C’est la même chose dans la plupart des Cantons : les ministres sont élus par le parlement et malgré leur diversité, ils doivent gouverner ensemble, ce qui nécessite une certaine indépendance par rapport à leur parti politique. C’est très différent des autres pays, dans lesquels le chef d’un parti devient premier ministre et applique alors la ligne de son parti. C’est totalement contraire à l’idée de la « concordance » en Suisse : on se met d’accord décision après décision.

C’est de la démocratie directe ?

C’est un système semi-direct, parce qu’il y a tout de même un parlement et toutes les décisions ne sont pas soumises au peuple. Mais le peuple a le pouvoir de demander que toutes les décisions lui soient soumises.

Beaucoup de vos confrères disent qu’il faut prolonger la durée du mandat présidentiel ? Une année, est-ce vraiment suffisant ?

Je suis persuadée que cela reste une bonne formule parce que le Président est comme on dit en latin un « primus inter pares », un premier parmi des égaux (en français). Son rôle est d’aider à faire fonctionner le gouvernement, comme lorsqu’il y a un conflit. Et il a également un rôle protocolaire.

En même temps, le Président reste chef de son département, et c’est important parce que c’est là que l’on peut prendre des initiatives, proposer des solutions, travailler des sujets, etc.

Lorsque l’on a eu des débats au Conseil Fédéral sur la possibilité d’un mandat présidentiel de quatre ans, pour tous mes collègues le plus important était de garder la main sur leur département. Donc je trouve que ce système est très bien parce que pendant une année, on a plus de visibilité pour mettre sa touche personnelle. L’année présidentielle est une année difficile, en particulier à cause des tâches protocolaires qui prennent énormément de temps alors que l’on a en parallèle un département à gérer.



Une année, n’est-ce pas un peu court pour marquer l’histoire ?

Non je ne crois pas : on reste dans l’histoire comme membre du Conseil Fédéral, pas comme Président, par rapport à ce qu’on a pu changer dans le pays. Ce n’est pas le Président qui le fait seul, c’est le Conseil Fédéral sur propositions de ses membres. Je suis restée dix ans au Conseil Fédéral, et pendant ces dix années j’ai pu faire beaucoup de choses. J’avais autant de pouvoir de faire changer les choses en Suisse comme Conseillère Fédérale que comme Présidente de la Confédération. Les meilleures actions que j’ai réalisées, c’était en tant que cheffe du département de l’Intérieur. Comme Présidente, j’ai pu y mettre ma touche personnelle. Par exemple je m’occupais des questions sociales et de santé. Pendant mon année de présidence, j’ai pu mettre en évidence certains sujets parce que la télévision me suivait plus facilement.

Comme le fait par exemple qu’en matière de prostitution, il fallait respecter davantage les travailleuses et travailleurs du sexe et souligner leur rôle essentiel dans la lutte contre le sida. Ainsi j’ai rendu visite aux prostituées des Pâquis avec la télévision.

Ou par exemple sur la question des réfugiés, je me suis déplacée à Skopje le jour où la frontière était ouverte avec la République de Macédoine pour les réfugiés du Kosovo. Nous avons alors décidé avec le Conseil Fédéral que je ne rentrerais pas seule et je suis revenue en Suisse avec des réfugiés. J’ai pu alors faire une conférence de presse à minuit à Bâle pour dire : « A deux heures d’ici, on peut faire venir des gens qui ont besoin de nous. » Voilà par exemple ce que l’on peut faire quand on est Présidente ! Ce sont surtout des gestes symboliques. Tout le travail sérieux, je l’ai fait pendant dix ans, comme le reste de mes collègues, au sein du Conseil Fédéral.

Vous avez également beaucoup lutté contre la drogue, n’est-ce pas ?

Oui tout à fait ! C’est une longue histoire, liée à mon travail de Ministre de la santé.

Est-ce que quand vous étiez jeune, vous imaginiez devenir Présidente un jour ?



Non, absolument pas ! J’ai été élue un peu par hasard, cela n’était pas planifié. J’étais avant tout une syndicaliste engagée sur les questions sociales et de développement. Etre au gouvernement n’était pas une ambition personnelle au départ, mais j’ai beaucoup aimé !

Zhenishbek EDIGEEV





Zhenishbek Edigeev

Président de l'Association "Alpalatoo"

Le siège principal de l'Association "Alpalatoo" est situé dans la ville de Genève, avec une succursale dans la capitale du Kirghizistan, à Bichkek.

Adresse : Ville de Genève, 24 rue Chemin de Beau-Soleil 1206