juin 06, 2025

"Je m'en souviens" : Du brouillard de Genève aux cerisiers du Japon

Itinéraire d’un juriste genevois devenu passeur de cultures entre l’Occident et l’Orient.

Dans cet entretien, un fin connaisseur du Japon raconte son parcours singulier, entre une enfance genevoise marquée par la maladie et l’écoute, et une vie consacrée à la compréhension profonde d’une culture lointaine. De la poésie du thé aux réflexions philosophiques sur l’intelligence orientale et occidentale, il dévoile comment le Japon a façonné sa vision du monde, du lien humain et de la transmission. Un voyage intime et intellectuel entre deux mondes.

– Pourriez-vous me parler de votre enfance ? En gardez-vous un souvenir heureux ?
– Je suis né dans une famille où mes parents s’étaient mariés relativement tard. Mon père, Jean, avait fait des études de médecine, et ce n’est qu’à l’âge de 35 ans qu’il a rencontré ma mère, Madeleine. Ils ont d’abord eu un fils, mon frère aîné Luc. Mes parents désiraient un second enfant, mais ils ont traversé une épreuve difficile : des jumeaux sont nés prématurément à sept mois et, malheureusement, n’ont pas survécu. Deux ans plus tard, je suis né — quatre ans après mon frère.

J’ai grandi dans un foyer très aimant, très fusionnel. Mon père était médecin et ma mère a travaillé toute sa vie à ses côtés comme assistante médicale. Mon frère, lui, faisait toutes les bêtises possibles — celles qu’on trouve dans les livres ! — et moi, je regardais. J’ai vite compris qu’il n’était pas nécessaire d’en faire autant…

Mon enfance a été, dans l’ensemble, très heureuse. J’étais souvent en compagnie d’adultes. J’ai perdu mes grands-mères relativement tôt, mais j’ai eu la chance d’avoir mes deux grands-pères pendant plusieurs années, avec qui j’entretenais une relation particulièrement forte. J’avais également une belle complicité avec mes parents.

J’étais cependant un enfant souvent malade, ce qui a perturbé mon parcours scolaire. À deux reprises, j’ai dû interrompre l’année en cours et envisager de la redoubler. Plutôt que de recommencer la même année scolaire, j’ai proposé, la première fois, de partir en Allemagne pour apprendre l’allemand. J’ai ainsi passé six mois dans le nord de l’Allemagne — une expérience marquante, dont je garde des souvenirs merveilleux. À mon retour, je parlais presque couramment l’allemand, parfois même mieux que le français !

L’année suivante, rebelote : encore malade. Cette fois-ci, j’ai décidé de partir en Angleterre pour apprendre l’anglais. J’y suis resté cinq mois.

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Photo de l’inauguration de l’Exposition « L’Atome pour la Paix » à Genève, 1955. Raymond Deonna, President du Palais des Expositions, le barbu est René Neeser, président du comité de l’exposition, mon grand-père. Dr. H.C. des Polytechnicum de Zürich et Lausanne.

Ensuite, j’ai poursuivi l’ensemble de mes études, jusqu’à intégrer, à la fin de mon parcours scolaire, l’École internationale de Genève, où j’ai préparé la maturité fédérale. Contre toute attente, je l’ai obtenue avec succès en 1967, à l’âge de 20 ans.

C’est alors qu’une question s’est posée : « Que veux-tu faire maintenant ? », m’a demandé mon père. Je lui ai répondu que j’aimerais aller aux Beaux-Arts pour apprendre à faire du portrait en deux et trois dimensions — peinture et sculpture.

Avec beaucoup de sagesse, mon père m’a dit :
« Écoute, Philippe, regarde autour de nous les artistes : Alexandre Blanchet, son fils Maurice, Robert Hainard, l’animalier — tous de chers amis de la famille — ils ont tous besoin d’un second ou même d’un troisième métier pour subvenir à leurs besoins. J’aimerais que tu choisisses une voie d’études qui t’assure un revenu régulier. Dans notre famille, disait-il, il y a un certain niveau de culture qu’il faut maintenir, et pour cela, un revenu stable est indispensable. Réfléchis. »

J’ai réfléchi. Et dès le lendemain matin, je suis allé dans le bureau de mon père et je lui ai dit :
« Je m’intéresse à l’histoire, à la politique… Je vais faire du droit. »
Il a acquiescé. Et c’est ainsi que j’ai commencé des études de droit.

En parallèle, je me suis engagé en politique : je me suis présenté au Grand Conseil en 1969. J’ai manqué mon élection de 116 voix, mais j’ai continué à m’investir, notamment à travers la société d’étudiants Zofingue, une société portant couleurs. J’ai terminé mes études par une licence en droit, et j’ai entamé un cursus juridique supérieur. Puis, en 1973, j’ai obtenu une bourse du gouvernement japonais, et je suis parti au Japon en octobre de cette même année.

Il faut dire que je n’étais pas particulièrement sportif — même plutôt mauvais. J’étais dyslexique, ce qui compliquait mes études, mais cela ne m’a finalement pas tant handicapé. Ce qui me passionnait, c’était surtout la conversation des adultes. Je me souviens avec tendresse du petit cercle d’amis de mes deux grands-pères, que l’on appelait, selon leur humeur, les "gracieux" ou les "grogneux". Parmi eux, il y avait l’explorateur Georges Barbey, entre autres. J’ai passé des moments merveilleux à les écouter parler du monde, à m’imprégner de leurs idées et récits.

Mon frère, lui, faisait de temps en temps quelques bêtises — mais c’étaient les siennes, pas les miennes.

Très tôt, j’ai compris l’importance de l’ancrage culturel suisse. Mon arrière-arrière-grand-père, Melchior Neeser, ne parlait que l’argovien, un dialecte alémanique. Pour que ses petits-enfants, dont mon grand-père René, puissent communiquer avec lui, c’est mon arrière-grand-père Fritz qui devait faire la traduction. Cela m’a fait prendre conscience très jeune que j’étais le fruit d’un mélange de cantons suisses, et qu’il était essentiel pour moi de maîtriser aussi bien l’allemand que les dialectes suisses alémaniques. Ce que j’ai réussi à faire plus ou moins et cela m’a beaucoup servi par la suite.

Cela m’a notamment permis, plus tard, en tant que président central de Zofingue pour toute la Suisse, de visiter les sections de Berne, Bâle, Zurich, Saint-Gall, Lucerne, etc., et d’échanger avec mes collègues en suisse allemand. Cela a énormément facilité les choses.

Plus tard encore, après une année et demie passée au Japon, c’est grâce à cette maîtrise de l’allemand et du suisse allemand que j’ai été engagé par Ciba-Geigy pour créer leur département juridique au Japon.

Voilà, en quelques mots, une partie de mon parcours.

– Et comment décririez-vous la ville de Genève durant votre jeunesse ?
– Genève, à l’époque de ma jeunesse, c’était… une ville déjà marquée par l’esprit de contestation. Genève a toujours été traversée par des élans révolutionnaires, d’une époque à l’autre. Cela commence au XVIIIe siècle, se poursuit au XIXe, et même dans les années 60, cette tradition se manifestait encore. J’étais à l’université en 1968, en plein bouillonnement. Il y avait des manifestations contre la guerre du Vietnam, une forte influence des événements en France voisine, un vent de révolte à l’université. C’était une ville vivante, engagée, en effervescence intellectuelle et politique. On sentait que Genève n’était pas une ville passive : elle réagissait, elle pensait, elle se mobilisait.

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Mon frère Luc,11 ans... et moi 7 ans... à Champéry

– Et avez-vous des anecdotes particulières concernant vos parents ou vos frères et sœurs ?
– Oui, j’en ai beaucoup… Par exemple, à Genève, il y a une période de l’année, surtout en novembre et décembre, où le ciel est complètement bouché, une mer uniforme de nuages bas qui pèse sur la ville. Mon père avait son jour de congé le jeudi — il ne recevait pas de patients ce jour-là — et, de mon côté, je n’avais pas école non plus. Alors, ces jeudis-là, lorsqu’il faisait ce temps gris et oppressant, mon père nous emmenait en voiture. On montait au Salève, juste au-dessus de la couche nuageuse, et là, c’était magique. On émergeait dans la lumière. Le ciel était d’un bleu éclatant, le soleil brillait, et devant nous s’étendait une vue magnifique : les Alpes bernoises d’un côté, les sommets de la Tarentaise de l’autre. Pendant deux heures, on respirait la beauté, le silence, la lumière. Puis, transis de froid, on redescendait doucement sous la mer de brouillard. Mais on avait fait le plein de ciel bleu, ce ciel qui manquait tant en bas.

Mon père était médecin, mais aussi un homme aux mille passions : botaniste, ornithologue, amoureux de la nature, féru d’histoire, de littérature… Il nous a transmis cette curiosité pour le monde vivant et pour la culture. Le dimanche, en saison, on partait souvent ramasser des champignons. On allait aussi faire ce que les Genevois appellent les “piques-merrons” : on traversait la frontière pour aller cueillir des mûres sauvages en Savoie. C’étaient des excursions joyeuses, souvent partagées avec des amis de mes parents.

Je pense à Carlo Poluzzi, le miniaturiste, ou encore au père Pernoud, un éminent mycologue, spécialiste des champignons, un homme passionné et passionnant. Tous deux faisaient partie de ce cercle d’amis fidèles. Et moi, j’adorais les écouter. Ce qu’ils disaient, les discussions qu’ils avaient — c’était pour moi une fenêtre fascinante sur le monde adulte, cultivé, vivant.

– Quelles étaient les traditions ou coutumes locales que vous pratiquiez ?
– J’ai d’abord été scolarisé dans une école privée, l’école Brechbuhl, jusqu’à la cinquième. Ensuite, mes parents m’ont inscrit à l’école publique, en sixième, aux Casemates. Mon instituteur s’appelait René Zwalen. C’est lui qui m’a engagé à rejoindre la Compagnie de 1602, car il était à l’époque le maître des écholiers dans le cortège de l’Escalade. Grâce à lui, et avec lui comme parrain, j’ai intégré la Compagnie et j’ai participé pendant plusieurs années au cortège historique de l’Escalade.

Il n’y a pas de Genève sans l’Escalade, n’est-ce pas ? Mais il n’y a pas non plus de Genève sans le 1er juin et la cérémonie au Port Noir. J’ai toujours pris part à ces commémorations patriotiques, elles faisaient partie de notre vie citoyenne, de notre mémoire collective.

– Quels étaient vos rêves ou ambitions lorsque vous étiez adolescent ?
– Je me suis intéressé au Japon vers l’âge de 14 ans, à travers la littérature française. Dès cet âge-là, j’ai commencé à consacrer une partie de mon argent de poche à l’achat de livres de littérature japonaise, traduits en français ou en anglais. Et à 20 ans, j’avais lu tout ce qui était alors disponible en traduction : des textes les plus anciens, datant du VIIIe siècle, jusqu’aux œuvres contemporaines du XXe siècle.

J’avais un profond désir de découvrir ce pays par moi-même. L’un de mes cousins, du côté paternel, Jean-François Billéter, était lui aussi passionné par la Chine et le Japon. Il est parti pour la Chine avant la Révolution culturelle, et il en est revenu marié, avec toute une vie d’histoires à raconter. J’entendais déjà beaucoup parler de ces contrées lointaines à travers lui.

C’est aussi à cette époque que les collections Baur ont été ouvertes au public à Genève. On y découvrait de magnifiques objets d’art asiatique : céramiques chinoises, pièces japonaises… Tout cela ne faisait qu’attiser ma curiosité et renforcer mon envie d’aller voir, de mes propres yeux, ce monde fascinant.

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Photo de famille avant mon départ pour le Japon, Octobre 1973

– Et vous avez connu votre grand-père aussi, n’est-ce pas ?
– Oui, j’ai eu la chance de bien connaître mes deux grands-pères. Ce qui est amusant, c’est qu’ils étaient tous les deux ce qu’on appelle en bon français des self-made men.

Du côté paternel, mon grand-père Neeser était l’aîné de neuf enfants. Ma grand-mère Jaccottet, elle, était la deuxième fille d’une fratrie de dix. Il y a même eu un double mariage entre les deux familles : une des petites sœurs de mon grand-père a épousé le plus jeune frère de ma grand-mère. Ce couple-là sont d’ailleurs les parents de Philippe Jaccottet, le poète, mon parrain.

Mon grand-père Neeser a eu un parcours remarquable. Il a été deux fois docteur honoris causa, à l’EPFZ (Polytechnicum de Zurich) et à l’EPFL (Lausanne), et il a fondé une entreprise genevoise, l’Atelier des Charmilles SA, spécialisée dans les turbines. Elle a fourni des équipements dans le monde entier, notamment pour quantité de centrales hydroélectriques de Suisse.

Du côté maternel, c’est aussi une belle histoire. Mon grand-père Alcide-Édouard Pidoux a quitté l’école à l’âge de 12 ans, faute de moyens. Son père, Charles-Alcide, était gendarme. Avec un frère et une sœur, la famille n’avait pas de quoi financer sa scolarité. Il a commencé comme garçon de course dans une gérance de fortune. À 36 ans, il était devenu associé, et à 40 ans, il dirigeait seul la banque. Une ascension fulgurante, fondée sur l’intelligence, la discipline, la ténacité.

Ces deux hommes ont été des modèles pour moi. Des modèles exigeants, certes, difficiles à égaler, mais profondément inspirants. Mon grand-père Pidoux, à l’âge de 65 ans, a passé la main à son fils. Et là, il a déclaré : « Jusqu’ici, je n’ai pas eu le temps de me faire une éducation. Maintenant, je vais m’en faire une. » Il s’est mis à lire, à voyager en Italie, en Grèce... C’était un personnage d’une rare qualité. Il est mort accidentellement à 86 ans. Avec mes deux grands-pères, j’ai toujours eu une relation excellente.

– Vos grands-parents étaient donc originaires de Genève ?
– Pas tout à fait. Du côté Neeser, c’est une origine mixte : Argovie, Jura et Neuchâtel à la génération de mon arrière-grand-père. Ma grand-mère Neeser, née Jaccottet, était entièrement vaudoise, de Moudon et des environs.

Du côté de ma mère, mon arrière-grand-père Pidoux venait de Villars-le-Comte, dans le canton de Vaud. Ma grand-mère maternelle, Jeanne Rambal, descendait d’une famille de réfugiés huguenots arrivés à Genève après la révocation de l’Édit de Nantes. C’est par elle que je tiens mes racines genevoises, qui remontent, comme j’aime à le dire, jusqu’à cette glorieuse époque où tous les Genevois étaient catholiques, c’est-à-dire avant la Réforme.

C’est donc un mélange très suisse : un peu d’allemand, un peu de hollandais, du français... mais une intégration totale. Et du côté de ma mère, une tradition calviniste affirmée, ancrée profondément.

– Quels étaient les rôles respectifs de votre père et de votre mère dans la famille ?
– Mon père était un homme d'une grande douceur. C’était probablement l’un des meilleurs médecins de la République, mais il n’avait aucune ambition personnelle. Son maître — ou plutôt ses maîtres en médecine clinique — notamment Maurice Roch, disaient de lui : « Neeser est un voilier doté de plus de quille que de toiles ». Autrement dit, il possédait une grande stabilité, une vaste science, mais manquait de cette ambition qui pousse à se hisser au sommet. Je crois que Maurice Roch aurait aimé que mon père lui succède comme chef de clinique, et plus tard privat-docent, professeur. Mais cela ne l’intéressait tout simplement pas.

Ma mère, en revanche, jouait un rôle essentiel dans les décisions familiales. C’était elle qui gérait toute l’administration du cabinet médical. Elle avait aussi cette capacité extraordinaire de toujours voir le bon côté des choses. Quand mon père est décédé, il n’avait pas encore 72 ans. Ma mère nous a alors dit, à mon frère et à moi :
« Les enfants, j’ai été mariée pendant 35 ans avec votre père. Je l’ai assisté 35 ans en tant qu’assistante médicale. 35 plus 35, cela fait 70 ans de bonheur. »
Ça, c’était maman. Et avec des parents pareils, il est difficile de ne pas vouloir suivre leur exemple, n’est-ce pas ?

– Quels conseils de votre père ou de vos grands-parents gardez-vous encore aujourd’hui ?
– Je dirais d’abord : la connaissance de ses racines, et le respect de ce que l’on a reçu des uns et des autres. C’est pourquoi, ici chez moi, je suis entouré de portraits de famille. Je les connais tous par leur nom. Chaque matin, en entrant dans mon salon, je leur adresse un « bonjour tout le monde », souvent avec un sentiment profond de gratitude pour tout ce qu’ils m’ont transmis. Et puis, j’essaie moi-même, dans la mesure du possible, de transmettre à mon tour — comme je l’ai fait pour d’autres aspects de ma vie, par exemple à travers ma passion pour le Japon.

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Mon père

– Et si vous le permettez, j’aimerais vous poser une question au sujet de votre frère… Il s’est suicidé, n’est-ce pas ?
– Oui… Mon frère, c’est tout un chapitre à lui seul.
Il était brillant, vraiment brillant. Intelligent, vif, d’une lucidité rare. Mais pour le dire avec justesse, il faut emprunter une expression anglaise : he was too clever for his own good. Il était trop intelligent… au point que cela se retournait parfois contre lui.

Et puis, je pense qu’il avait hérité, probablement par l’ADN, d’une prédisposition à la dépression. Dans notre famille, du côté des Neeser, plusieurs membres branchés sur l’arbre généalogique ont souffert de troubles dépressifs.
Luc, malheureusement, a choisi de mourir. Il s’est suicidé à l’âge de 50 ans.
Il était marié, il a laissé deux enfants.
Hier encore, j’étais à l’anniversaire de ma belle-sœur, elle fêtait ses 70 ans. Mon neveu et ma nièce et son mari étaient là, adorables, avec la compagne de mon neveu — ils sont ensemble depuis dix ans maintenant. C’était émouvant.

Mon frère avait un sens de l’humour absolument phénoménal. Il me manque. Il me manque toujours, tout comme mon père me manque encore aujourd’hui.
Ma mère, je l’ai accompagnée jusqu’à ses 90 ans. Elle est partie en pleine possession de ses moyens, c’était beau, digne. Mais mon père est parti trop tôt. Et Luc… Luc me manque.

– Avez-vous eu avec lui des conversations importantes, que vous repensez souvent ?
– Oui, bien sûr. Même si, pour être honnête, pas aussi souvent qu’on l’aurait voulu.
Depuis 1973, je vivais la plupart du temps au Japon. On ne se voyait pas souvent. Mais il est venu trois fois au Japon, et à chaque fois, nous avons eu de vraies conversations.
Après la mort de notre père, on se faisait du souci pour maman. Elle vivait seule dans un grand appartement, ce n’était pas très raisonnable, mais elle ne voulait pas déménager. Elle tenait à rester chez elle.

Et puis, il y a une chose que je regrette profondément.
Moi qui suis plutôt capable de reconnaître certains états médicaux chez les autres, j’avais perçu que mon frère souffrait probablement de troubles bipolaires — ces phases de hauts et de bas, de cycles émotionnels intenses.
Je lui avais conseillé de consulter mon médecin, à qui j’en avais parlé.
Mais il ne l’a jamais fait.

À 50 ans, il m’a dit une phrase terrible : « L’angoisse me prend dès le réveil et ne me quitte qu’au moment où je m’endors. »
Je pense que sa vie a été marquée par une grande souffrance intérieure.
Et je comprends, profondément, ceux qui mettent fin à leurs jours.
Je comprends ce geste. Mais le suicide d’un être cher reste une chose à laquelle on ne peut jamais vraiment se préparer.
Et pour celles et ceux qui restent, c’est un traumatisme immense.

– Que diriez-vous aux personnes qui traversent une tragédie semblable ?
– Je pense que le mot-clé, c’est partager. Ce n’est peut-être pas très original, mais au fil du temps, j’ai développé une sorte de mathématique des sentiments humains. Si je mets deux unités de mon bonheur sur la table, et que tu mets deux unités du tien, alors la somme n’est pas quatre — elle est cinq, peut-être même six. Et si tu poses deux unités de ton malheur, de ton désespoir, et que je fais de même, la somme n’est pas quatre, mais trois, parfois même deux et demi.
Parce que partager sa joie l’amplifie, et partager sa souffrance en allège le poids. Voilà pourquoi, pour moi, partager, c’est l’essentiel.

– Cette approche a-t-elle changé votre perception de la vie, de l’intimité, de la santé mentale ?
– Oui, profondément.
À l’époque, j’avais déjà pris de la distance avec la foi chrétienne. En revanche, je commençais à m’ouvrir au bouddhisme, à en saisir les premières nuances, les premiers enseignements. Cela m’a beaucoup aidé à traverser ce moment-là — car pendant deux semaines, le corps de mon frère n’avait pas encore été retrouvé. Deux semaines d’attente, de douleur suspendue.

Ce qui m’a soutenu durant cette période, ce fut la récitation du Sutra du Cœur, que l’on appelle Hannya Shingyō en japonais. Cette pratique m’a permis de tenir bon. Il le fallait : il y avait ma mère, ma belle-sœur, les enfants… Si je m’effondrais, il ne restait plus rien à quoi se raccrocher.
Alors je me suis tenu debout, coûte que coûte. Et je crois que cela m’a aidé à traverser cette zone de turbulence, cette douleur véritable.

Mais j’ai aussi réalisé plus tard que, pour pouvoir continuer à avancer à ce moment-là, j’avais profondément enfoui mes émotions. J’avais posé un couvercle dessus, presque inconsciemment.

Quelques années plus tard, j’ai perdu un ami très cher, qui s’est lui aussi donné la mort. Nous devions partir ensemble au Japon, en octobre. Il a mis fin à ses jours un 8 avril. Sa disparition brutale a réveillé en moi tous les sentiments que j’avais longtemps refoulés.

Et là, j’ai sombré dans une véritable dépression, qui a duré un an et demi.
Je m’en suis sorti grâce à l’écoute, à la présence bienveillante d’une psychiatre remarquable, à qui j’ai pu m’ouvrir, avec qui j’ai pu partager. Et ce partage m’a permis, petit à petit, de sortir de cette obscurité.

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Ma mère

– Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez lui dire aujourd’hui, si vous en aviez la possibilité ?
– Je lui dirais simplement : je t’aime. Je crois que c’est la chose la plus importante. Parfois, j’éprouve un léger sentiment de culpabilité, de ne pas avoir pu l’aider davantage. Mais la dépression est une maladie d’une telle complexité qu’il est très, très difficile d’accompagner quelqu’un vers la guérison. J’en ai fait moi-même l’expérience quelques années plus tard, et j’ai eu la chance de tomber sur une médecin remarquable, une femme qui a su m’écouter avec une grande bienveillance, et grâce à elle, j’ai pu traverser cette épreuve.

– Par exemple, si vous aviez perçu les signes avant son suicide, quels conseils auriez-vous donnés ?
– Je sentais qu’il allait mal, et je lui ai conseillé de consulter le médecin que je lui avais recommandé, en espérant qu’un traitement plus adapté pourrait l’aider, ou qu’il commencerait enfin à le suivre correctement. Le problème, c’est que le patient n’est pas toujours fidèle à son traitement, et c’est ce qui rend la situation extrêmement difficile. Mais vraiment, pour moi, le mot clé est partage. Il faut pouvoir trouver quelqu’un avec qui échanger, quelqu’un qui écoute vraiment, activement. C’est rare, mais c’est là qu’on trouve les vrais amis, les proches sur qui l’on peut compter.

– Selon vous, comment la société devrait-elle aborder le sujet du suicide pour briser le tabou et encourager la compréhension ?
– C’est tout le problème de la législation actuellement proposée en France concernant l’assistance au suicide. Les Français utilisent souvent le terme euthanasie, qui n’est pas approprié ici. L’euthanasie désigne un acte posé par un tiers pour mettre fin à une situation intolérable, comme lorsqu’on choisit de mettre fin aux souffrances d’un animal âgé ou malade. Ce n’est pas la même chose.
Je trouve que la situation en Suisse est, à ce sujet, beaucoup plus ouverte, notamment grâce à des institutions comme Exit, ou Dignitas en Suisse alémanique — ce qui signifie littéralement “la mort dans la dignité”.
L’accompagnement que j’ai pu offrir à notre amie Laurence Deonna m’a beaucoup appris sur ce sujet. Je pense qu’il faudrait témoigner davantage de ces situations, mais souvent, par pudeur, discrétion, ou parce que nous portons en nous une forme de tristesse et de deuil, on préfère garder le silence.
Pour moi, c’est encore une fois le partage qui est la clé.

– Avez-vous des rituels ou des moments particuliers pour garder la mémoire de vos parents ?
– Non, rien de très formel ou ritualisé, mais c’est un souvenir que je porte avec moi au quotidien. Par exemple, aujourd’hui, c’est la fête des mères, un dimanche comme celui-ci. Hier, j’ai acheté une rose que j’ai posée dans le vase juste derrière toi, et j’ai allumé trois bâtonnets d’encens que j’offre avec mes pensées, en célébrant leur mémoire. Leur souvenir me revient plusieurs fois par jour, de manière très présente.
Ce qui est merveilleux, c’est de rencontrer des gens qui les ont connus, avec qui on peut partager des souvenirs — encore une fois, partager. Partager dans la joie, dans la gratitude. Pour moi, le sentiment de gratitude, c’est un peu comme un enzyme, pour reprendre une image de la chimie : c’est ce qui transforme le deuil, la tristesse, la douleur, en une forme de bonheur. C’est en reconnaissant ce que l’on a reçu qu’on trouve cette force.
Cela m’aide au quotidien, vraiment. Et j’essaie de transmettre ce sentiment aux personnes que je rencontre et qui souffrent, car elles aussi traversent leur propre deuil.

– Vous avez vécu plus de trente ans au Japon. Vous êtes un expert de la culture japonaise et parlez couramment la langue. Comment le Japon est-il devenu pour vous une terre de destin ? Par quoi tout cela a-t-il commencé ?
– L’histoire est un peu longue et complexe, je vous prie de m’excuser d’avance. Le petit Genevois que je suis a été élevé dans un canton protestant. Si j’étais né dans un canton catholique comme le Valais, Fribourg ou Lucerne, le Japon serait entré dans mon livre d’histoire avec le XVIe siècle, lors de la première mission catholique menée par saint François-Xavier, qui arrive au Japon en 1549 et en repart en 1551.
Mais comme je suis né protestant, le Japon fait partie de notre histoire bien plus tard, vers 1853-1854, avec l’arrivée du commodore Matthew Perry et ses bateaux noirs, les Kurobune, qui forcent l’ouverture commerciale du Japon à l’Occident.
Quand j’ai découvert le Japon à travers la littérature française, j’avais quatorze ans. À ce moment-là, le Japon n’était encore inscrit ni dans mon livre d’histoire, ni dans mon manuel de géographie.
Jean-François Billeter, dont la mère était une cousine germaine de mon père, étudiait la littérature à Genève et a huit ans de plus que moi. Il venait manger chez nous une fois par semaine et parlait déjà du Japon et de la Chine.
C’était aussi l’époque où le Musée Baur a ouvert ses portes à Genève, il y a environ soixante ans cette année.
C’est ainsi que mon intérêt pour le Japon a commencé à grandir. Plus je lisais de traductions, plus je me disais : c’est magnifique ! Et je me demandais ce que cela devait être en version originale.
Mon envie d’apprendre le japonais s’est vite imposée. J’ai suivi des cours à Genève, au consulat général, une heure et demie deux fois par mois environ. Mais dans un environnement à 95 % francophone, 4-5 % anglophone, c’était difficile de retenir quoi que ce soit : ça entrait par une oreille et ressortait par l’autre.
Il a fallu que je termine mes études, puis que je découvre qu’il existait une bourse du gouvernement japonais, quatre par an pour les étudiants suisses. J’ai postulé, j’en ai obtenu une, et le 22 octobre 1973, je suis arrivé à Tokyo.

— Et quel a été votre tout premier choc culturel ?
— Alors, j’avais tellement lu sur le Japon, du Japon ancien au Japon contemporain, qu’en arrivant je ne m’attendais pas vraiment à un choc culturel majeur. Le premier véritable choc dont je me souvienne, c’est l’atterrissage à Haneda, à Tokyo, en octobre. Le Mont Fuji était déjà coiffé de son sommet blanc, son chapeau de neige immaculée. Il était magnifique, visible depuis 2 500 mètres d’altitude. Puis, en approchant de Tokyo, on se heurte à un nuage de pollution dense, d’une couleur presque brique rougeâtre, vraiment déplaisante. En pénétrant dans ce brouillard, le Mont Fuji disparaît complètement. Cette image, je la revois encore aujourd’hui comme si c’était hier. À l’époque, dans les grandes intersections des villes, il y avait même des pompes à oxygène avec des masques pour les passants, afin qu’ils puissent reprendre leur souffle. C’était ça, le Japon d’alors. Aujourd’hui, ce nuage de pollution a disparu. J’ai travaillé 30 ans dans un bureau à Tokyo, au 34e étage d’un magnifique bâtiment appelé World Trade Center Building, ou Kokusai Boeki Senta. Par temps assez venteux, on pouvait voir le Mont Fuji à l’horizon plus de la moitié de l’année depuis Tokyo. Le gouvernement japonais, grâce à ce qu’ils appellent le « administrative guidance », a petit à petit forcé l’industrie à adopter des mesures drastiques pour réduire la pollution atmosphérique. Et ils ont réussi. C’est vraiment remarquable, un grand bravo à eux.

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La jeunesse

— Que faisiez-vous concrètement au Japon ? Dans quels types de projets ou d’activités étiez-vous impliqué ?
— Eh bien, je n’avais ni diplôme d’avocat, ni expérience professionnelle, mais j’étais un grand Suisse romand, je mesurais 1m87 à l’époque, et je parlais allemand, anglais, schweizerdeutsch et japonais. J’ai été engagé par Ciba-Geigy, alors l’une des plus grandes firmes pharmaceutiques suisses et mondiales, pour créer leur département juridique au Japon. Avant moi, ils avaient tenté deux fois l’expérience : un avocat bernois, Fürsprecher, ça n’avait pas marché, puis un avocat de New York, pareil. Finalement, ils ont embauché le « petit Suisse » qui parlait japonais, se disant « on va tenter ça ». Et ça a marché, parce que ce « petit Suisse » avait la patience, et un niveau de japonais suffisant pour construire et perfectionner ses compétences. Bref, ça a fonctionné.

— Quelles sont selon vous les particularités de la langue japonaise et de son apprentissage ?
— Pour commencer, je citerai Nicolas Bouvier qui, lui-même, cite saint François Xavier, le jésuite du XVIe siècle, qui écrivait à Rome que « la langue japonaise a été inventée par le démon pour empêcher la prédication des évangiles ». Cela montre bien que François Xavier, qui n’avait ni dictionnaire ni grammaire, et passait par un interprète parlant un peu le portugais, n’avait aucun outil pour apprendre véritablement la langue. J’imagine les malentendus que cela a dû engendrer ! Il y a un film célèbre, Lost in Translation, qui illustre à quel point la communication pouvait être difficile. Pour ma part, j’ai eu le privilège de suivre six mois intensifs de japonais à l’Université d’Osaka pour les langues étrangères. Je peux dire que nos professeurs japonais n’étaient pas toujours adaptés à l’enseignement du japonais à des adultes étrangers. Ils avaient l’habitude d’enseigner à des enfants japonais, alors que nous, adultes, avions déjà une base intellectuelle différente. Il y aurait eu une autre manière d’enseigner. Par exemple, j’ai découvert beaucoup plus tard que les caractères chinois utilisés au Japon peuvent être analysés et que leur prononciation peut se deviner en fonction de la composition des clés et de la structure du caractère. C’est très technique, mais c’est fascinant. L’apprentissage a donc été difficile : 26 heures de cours par semaine, et on en sortait épuisés. J’avais un camarade français, Maciejewski, qui avait réussi à mémoriser en six mois les 2 000 caractères chinois d’usage courant. Moi, je n’en étais pas là, mais j’ai travaillé dur, avec une bonne mémoire et une intelligence appliquée. Le japonais est une langue difficile, c’est certain.

Mais au-delà de la difficulté linguistique, c’est une langue qui reflète la structure sociale du pays. Elle reste presque « féodale » dans son usage : dans la société japonaise, on n’a pas vraiment d’égal, ou alors très peu. Il y a ceux à qui l’on doit respect, et ceux qui en reçoivent moins, notamment quand on est encore jeune. Il existe différents registres de langage selon à qui l’on s’adresse. À l’époque où j’ai appris, il y avait même un parler féminin et un parler masculin, différences qui ont aujourd’hui quasiment disparu. Cette langue reste très sophistiquée : quand on parle de soi, on adopte une forme humble ; quand on parle de l’autre, on emploie un langage respectueux. Pour bien maîtriser le japonais, il faut comprendre cette société avec ses classes sociales, presque une forme de hiérarchie stricte, bien que je n’emploierais pas le terme « caste ». Si l’on ne s’imprègne pas de cette mentalité, l’apprentissage est semé d’embûches.

Pour finir, je peux me permettre un petit hommage personnel : j’ai eu le privilège d’être directeur délégué du pavillon suisse à l’Exposition universelle de 2005 à Aichi, ce qui m’a offert l’occasion exceptionnelle de guider pendant 35 minutes — ni une de plus ni une de moins — l’empereur (aujourd’hui émérite) du Japon et l’impératrice Michiko à travers le pavillon. Je pense m’en être plutôt bien sorti, en utilisant le langage le plus poli et approprié, tout en restant clair dans mes explications. Je leur ai même offert un poème à la sortie. C’était une expérience hors du commun, et je bénis le ciel pour cette chance.

-Au final, quelle serait, selon vous, la règle d’or pour apprendre une nouvelle langue ? Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui veut s’y mettre ?

Alors, il y a certainement une règle d’or : apprendre l’écriture en même temps que la lecture, et surtout dans l’usage de l’écriture locale. Je peux te raconter une petite anecdote amusante à ce sujet. Un de mes patrons à Tokyo apprenait le japonais avec une dame de la bonne société, mais uniquement avec les caractères romains. Un jour, il est parti de chez lui sans parapluie. Arrivé à la gare de Shinagawa, il se met à pleuvoir des trombes d’eau. Il entre dans un grand magasin, le Keihin Department Store, pour en acheter un. Le mot japonais pour parapluie est « kasa », qui s’écrit en caractères romains k-a-s-a.

Mon cher patron, éduqué par cette dame, pensait qu’il fallait ajouter un « o » honorifique devant et a demandé au personnel « oke-sa kudasai », prononçant « kasa » à l’américaine, ce qui donnait « ke-sa ». Les employés étaient complètement perdus, ne comprenant pas sa demande. Une jeune femme est venue l’aider mais a pris peur et a été remplacée par un jeune homme qui n’a pas mieux compris. Frustré, mon ami a fait le geste de l’ouverture d’un parapluie. Et l’employé de dire: « Ah, kasa desu ka ? Ah, wakatta ! Tadaïma ! » Il avait enfin réussi à se faire comprendre.

Le mot correct était « kasa » sans le « o » honorifique, et pas « ke-sa ». « Kesa » pourrait désigner une partie du vêtement d’un prêtre bouddhique, mais ce n’était pas du tout ce qu’il voulait. Voilà pourquoi la règle est d’apprendre l’écriture en même temps que la langue : cela vous oblige à prononcer correctement, et vous évite de lire simplement les mots à la manière de votre langue maternelle, ce qui mène souvent à des erreurs.

Une autre bonne méthode est d’acheter un poste de télévision et de passer autant de temps que possible à regarder des programmes, si possible intelligents — ce qui n’est pas toujours le cas — pour enrichir son vocabulaire et apprendre de nouvelles formules d’expression. Pour ma part, NHK a été un excellent professeur.

-Quelle est la principale idée fausse que les Européens ont sur la culture japonaise ?

-Eh bien, il y a beaucoup de gens qui passent trois semaines au Japon et écrivent un gros livre sur le pays… Ceux-là n’ont pas vraiment compris grand-chose. En revanche, mon ami Richard Collasse, qui a été pendant 40 ans le PDG de Chanel au Japon, a écrit un dictionnaire amoureux du Japon de 700 pages — ça, c’est du solide.

Parmi les nombreuses qualités admirables des Japonais, il y a notamment leur résilience, c’est-à-dire la patience et le courage face à l’adversité. Le Japon est un pays exposé à des catastrophes naturelles récurrentes : volcans, tremblements de terre, tsunamis, typhons… Bref, une nature puissante et sévère que les Japonais respectent profondément. Le shintoïsme, la religion des dieux, invite à honorer et respecter ces forces naturelles.

Je l’ai vécu personnellement lors du tremblement de terre de Kobe-Osaka, le 17 janvier 1995, un mardi à l’aube. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce tremblement de terre m’a permis de voir comment les Japonais font face à la cruauté de la nature. Heureusement, il a eu lieu vers 5h55 du matin. S’il avait frappé à 8h30 ou 9h00, les dégâts humains auraient été bien pires : au lieu de 6 000 à 7 000 morts, on aurait pleuré 250 000 à 300 000 victimes. Car à cette heure-là, tous les Japonais étaient réveillés, en route, avec des pleins d’essence pour la semaine… Cela aurait provoqué des embouteillages monstres et des incendies… Je n’ose imaginer l’horreur, mais déjà c’était terrible.

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Hakata, Kyûshû, hôte de la 44e Sôtan-kaï, juin 2006. Photo DR

Qu’est-ce qui, selon vous, ne peut pas être traduit du japonais, non pas linguistiquement, mais culturellement ?

Excellente question ! Par exemple, les Japonais utilisent quotidiennement des expressions très spécifiques. Quand on commence à manger, on dit « itadakimasu », qui signifie littéralement « je reçois humblement ». C’est une façon de remercier l’hôte, le ciel, la vie pour ce repas. Certains joignent même les mains en disant « itadakimasu ».

À la fin du repas, on dit « gochisō-sama deshita », qui est une formule de gratitude signifiant « c’était un festin », même si le repas était simple.

Quand quelqu’un vous rend un service ou travaille pour vous, on peut dire « gokurō-sama », qui signifie « merci pour votre dur travail ». Le « go » et le « sama » sont honorifiques, et « kurō » veut dire « effort difficile ». Pour quelqu’un à qui on doit plus de respect, on dira « otsukaresama », qui signifie « vous devez être fatigué », en reconnaissance de son effort.

Ce sont des nuances culturelles très difficiles à rendre en français, car elles transmettent un rapport de respect et de reconnaissance très codifié.

D’ailleurs, ce phénomène n’est pas unique au japonais. Même entre langues européennes, il y a des mots intraduisibles qui portent une émotion ou une idée très spécifique. Par exemple, en anglais, le mot « togetherness » évoque cette douceur d’être ensemble, d’intimité partagée. En allemand, « gemütlich » désigne quelque chose d’agréable, confortable, chaleureux, et il n’existe pas vraiment d’équivalent français précis.

Ces petits trésors linguistiques font toute la richesse et la spécificité d’une langue, et c’est ce qui la rend si précieuse.

Comment le Japon a-t-il changé au cours des 30 dernières années ? Qu’est-ce qui a disparu, qu’est-ce qui est resté ?

Pour comprendre ces changements, il faut remonter à l'après-guerre : des villes entières comme Tokyo ou Hiroshima étaient en ruines. Le peuple japonais a dû tout reconstruire avec une résilience admirable. La population a doublé en un demi-siècle et le mode de vie a radicalement changé.

Avant, trois générations vivaient souvent sous le même toit, ce qui permettait une transmission des traditions par les grands-parents aux petits-enfants. Aujourd’hui, ce modèle est devenu rare, surtout en ville. Cela a entraîné une perte progressive des traditions familiales et culturelles.

Autre problème : la Constitution de 1947 a rendu le Japon officiellement laïque. Les enseignants n’ont pas le droit d’enseigner la religion, ce qui rend difficile la compréhension de l’histoire japonaise, intimement liée au shintoïsme et au bouddhisme.

Enfin, il y a un manque de connaissance de l’histoire récente. Par exemple, des jeunes Japonais ne sont pas au courant des souffrances causées par leur pays en Corée ou en Chine. Ce déni nuit au dialogue régional. Contrairement à l’Allemagne et la Pologne, le Japon n’a pas engagé de processus de mémoire partagée avec ses voisins.

Aujourd’hui, le Japon est pacifiste, mais confronté à de nouvelles menaces géopolitiques, il doit se réarmer. Pour comprendre cette complexité, il faut lire, étudier et accepter d’examiner son passé.

- Quelles pensées ou émotions vous traversent lorsque vous vous trouvez à Hiroshima ou Nagasaki ?

Donc, Nagasaki, c’était pour moi la première expérience de la bombe atomique, et cela remonte à l’époque où j’étais encore étudiant. Plus tard, grâce à l’amitié qui me lie à Benoît Junod, j’ai eu l’honneur d’être invité à l’inauguration du monument dédié à Marcel Junod à Hiroshima, devant le Peace Park. C’était en octobre 1979, je crois. Depuis, j’ai participé à la célébration du centenaire de la naissance de Marcel Junod, notamment en accompagnant un concert de musique genevoise à Hiroshima, où des musiciens ont joué devant le monument, le cénotaphe, en présence de l’ambassadeur de Suisse à Tokyo, avec le dépôt d’une gerbe de fleurs devant le cénotaphe, etc.

J’ai eu, en somme, de nombreuses occasions de visiter Hiroshima et de découvrir le musée de la bombe, expériences à chaque fois profondément émouvantes.

Par la suite, un ami m’a expliqué, lors d’une rencontre à l’association Suisse-Japon, les raisons de l’utilisation des deux bombes. Elles étaient de technologies différentes, et les Américains voulaient tester la seconde après Hiroshima. En réalité, la chute de la première bombe aurait suffi à pousser le Japon à la reddition. Pourtant, ils ont largué la seconde sur Nagasaki.

Que ce soit un crime de guerre, ou un crime contre l’humanité, peu importe, aujourd’hui, le droit international public est moribond, voire complètement mort. Quand on observe ce qui se passe aujourd’hui à Gaza et en Israël, dans le Proche-Orient, ou encore l’invasion russe en Ukraine, on constate que ce droit n’est plus appliqué. Il ne s’applique qu’aux plus faibles, mais les grandes puissances s’en moquent complètement. Ceux qui devraient être jugés pour crimes de guerre ne sont même pas traduits en justice. C’est un triste monde dans lequel nous vivons.

-Par exemple, à l'école au Japon, comment les enseignants expliquent-ils l'histoire aux enfants ? Notamment les périodes sensibles comme la guerre ?

Je n’ai pas fait l’école au Japon, donc je ne peux pas vraiment en parler de première main. Mais chaque année, quand je lis les journaux japonais ou anglophones, j’ai toujours la même impression. Le 6 août 1945, la bombe atomique a été larguée sur Hiroshima — on en parle souvent comme un événement isolé, sans évoquer le contexte plus large de la guerre. C’est comme s’il y avait une forme d’amnésie partielle, assez importante, qui oublie que le Japon était en guerre contre la Chine et d’autres pays d’Asie, qu’ils avaient conquis Singapour, le Vietnam, et plus encore dès la fin des années 1930 et au début des années 1940.

Dans presque toutes les familles japonaises, un père, un oncle ou un grand-père a été perdu dans ces combats. Aujourd’hui, cela fait plus de 80 ans que la guerre est terminée, donc ce sont surtout des grands-pères ou arrière-grands-pères qui ont combattu sur ces fronts asiatiques. Ce fut une boucherie, une horreur terrible. Malheureusement, je ne pense pas que cette réalité soit assez comprise ni suffisamment transmise aux générations suivantes.

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Servant le thé au Daïgo-ji, Kyoto, 22 avril 1997. Photo DR

- Est-ce que, dans les écoles japonaises, on présente les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki comme une responsabilité exclusive des États-Unis, ou bien l’histoire est-elle abordée de manière plus nuancée ?

-Non, ce n’est pas présenté de façon simpliste. C’est une question complexe, liée à des différences culturelles profondes. Par exemple, Confucius disait : "Pourquoi se rebeller contre l'inéluctable ?" — ce qui reflète une certaine acceptation de l’histoire telle qu’elle est. Le Japon a lui-même provoqué les États-Unis en attaquant Pearl Harbor, un acte qui a joué un rôle clé dans l’entrée en guerre des Américains.

Dans la culture judéo-chrétienne, on oscille entre vengeance (œil pour œil) et pardon, alors que dans la culture asiatique, l’ennemi peut rapidement devenir un allié. Il y a aussi cette idée du plus faible qui attaque le plus fort quand il est acculé (proverbe : "le rat coincé mord le chat").

Certains pensent que les États-Unis savaient pour Pearl Harbor et ont laissé faire pour justifier leur entrée en guerre. Ce ne sont que des hypothèses, bien sûr.

En comparaison avec l’Allemagne après la Shoah, le Japon n’a pas fait le même mea culpa pour les atrocités commises en Chine ou en Corée. Le mot hansei (réflexion sur ses fautes) existe en japonais, mais n’a pas été appliqué de manière aussi profonde. Il y aurait eu une sorte d’accord tacite avec la Chine de Mao pour ne pas revenir sur ces crimes.

Les Coréens et les Chinois, eux, n’ont pas oublié et entretiennent la mémoire de ces horreurs. Ce déficit de reconnaissance historique continue de peser sur les relations internationales du Japon. Aujourd’hui, face aux menaces de la Chine, de la Corée du Nord et à la situation à Taïwan, le Japon se réarme et cherche des alliances, tout en restant sous le parapluie nucléaire américain.

-Comment les Japonais vivent-ils la douleur, la perte, la souffrance, et cela diffère-t-il de la vision occidentale ?

C’est difficile de répondre simplement, mais les Japonais sont probablement plus conscients de l’impermanence des choses. La mort, bien sûr, est une séparation douloureuse, mais en Asie, l’idée de la réincarnation existait déjà avant Bouddha, et lui-même ne l’a jamais remise en question. L’âme, accompagnée de son karma, se réincarne, sauf si elle atteint un niveau d’éveil suffisant pour entrer dans le nirvana.

Dans beaucoup de foyers japonais, on trouve un autel shinto pour les divinités, souvent dans la cuisine, et un autel bouddhique, le butsudan, où sont conservées les tablettes funéraires ou le registre (kako-chō) des ancêtres. On continue à leur parler : en partant à l’école, l’enfant dit « Itte kimasu » aux ancêtres, et en rentrant « Tadaima ». Les morts restent proches des vivants.

On visite régulièrement les tombes, par exemple au Nouvel An, pour remercier les ancêtres et demander leur protection. Et il y a le festival des morts, Obon, où l’on ramène symboliquement les âmes à la maison pour quelques jours, avant de les raccompagner avec des feux ou des lanternes flottantes. Ce lien avec les morts existe dans toute l’Asie.

Je me souviens du décès de mon ami Mitsui, un peintre de conviction shintoïste. Après le rituel shinto à la maison, nous avons accompagné le corps au crématoire. Sa veuve m’a invité à participer au rituel de collecte des ossements : avec son fils Keïshi, à deux, avec des baguettes en bois, on place les os dans l’urne, des pieds jusqu’à l’atlas et l’axis, les dernières vertèbres. Ce moment m’a profondément ému. C’était une manière d’accepter la fin, de lui rendre un dernier hommage. J’ai alors ressenti la perte immense de tout ce que contenait son esprit — une perte irréparable, mais aussi un geste d’amour.

Chez nous, on cache souvent la mort. Quand mon amie Laurence est décédée, elle a été emportée discrètement dans un sac noir, sans que je puisse lui dire au revoir. J’aurais voulu veiller mon père comme on le faisait autrefois. Ce contact avec le défunt disparaît peu à peu. Au Japon, l’impermanence est plus acceptée, mais la douleur reste la même — le vide, la tristesse, l’absence. Là-dessus, nous sommes tous pareils.

Quant à la religion, c’est complexe. Si on demande à un Japonais s’il est religieux, il dira souvent non. Le mot « religion » (shūkyō) est moderne. On parlait avant de bukkyo (bouddhisme), shinto (voie des dieux), ou encore kirisutokyō (christianisme). Traditionnellement, les Japonais mélangent les pratiques : Shinto pour les naissances et les fêtes, Bouddhisme pour les funérailles.

Au XVIIe siècle, pour éviter le christianisme, chaque famille devait être affiliée à un temple bouddhiste ou un sanctuaire shinto. Aujourd’hui encore, beaucoup restent enregistrées ainsi, mais la distance croît : certains ne veulent plus entretenir de tombe et demandent à ce que leurs cendres soient dispersées. 90 % des Japonais sont incinérés.

Il faut aussi noter la différence entre les traditions asiatiques et les religions monothéistes (judéo-chrétiennes ou islamiques), souvent plus exclusives. En Occident aussi, la pratique religieuse évolue : on observe une résurgence de mariages ou baptêmes religieux, notamment en France.

Mais au Japon, la religion est vécue plus comme une culture que comme une foi exclusive. À la naissance, on présente l’enfant au sanctuaire shinto, et à 3, 5 ou 7 ans (selon le sexe), on célèbre Shichigosan, une fête pour remercier les dieux de leur protection.

-On dit la sagesse de l'Orient et de l'intelligence de l'Occident. Est-ce que c'est vrai?

Je dis souvent de façon un peu provocante que si René Descartes était né japonais, il n’aurait pas écrit le Discours de la méthode. Il serait né dans un autre contexte, sans accès à la culture grecque, romaine, scolastique, ni à la tradition catholique et à la Bible, sans correspondances philosophiques ni rencontres comme avec la reine Christine de Suède. Cela illustre combien les cultures européennes et asiatiques sont différentes.

Cela ne veut pas dire que l’Asie manque d’intelligence : la culture chinoise, avec ses milliers d’années de développement, l’invention des caractères, est une grande preuve de haute intelligence. Mais en Europe, on aime souvent compartimenter en disant par exemple que l’Occident incarne l’intelligence et l’Asie la spiritualité, ce qui est simpliste.

Concernant la synthèse japonaise entre tradition et technologie, les Japonais, insulaires curieux, ont longtemps appris de la Chine l’architecture, la médecine, etc. Puis ils ont découvert le christianisme, mais ont rapidement rejeté les missions coloniales, ne gardant que ce qui leur était utile comme l’arquebuse. Après avoir éliminé les catholiques portugais, ils ont commerçé avec les Hollandais, protestants et commerciaux, sans crainte de colonisation. Grâce aux Hollandais, le Japon a découvert la « rangaku », la science occidentale, et a vite maîtrisé l’électricité, la médecine moderne, la chirurgie, etc.

Au 19e siècle, des seigneurs japonais comme ceux de Satsuma ou Saga ont développé des technologies avancées : locomotives à vapeur, canons modernes. Les Japonais ont toujours été avides de progrès technologique.

Dans mon travail, j’ai souvent négocié des contrats de licence avec des entreprises japonaises, en insistant pour obtenir automatiquement toutes les améliorations technologiques développées par le licencié hors du territoire japonais, car ces améliorations dérivent du « tronc » technologique que je leur avais fourni. La commission antitrust japonaise a d’abord contesté, mais je leur ai expliqué que sans cette clause, l’arbre serait incomplet : on ne peut pas exploiter une branche sans respecter le tronc. Cette clause est devenue incontournable.

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Ma bibliothèque

-Pour terminer, de Japon, quel rituel ou aspect de la vie quotidienne japonaise vous est particulièrement cher?

Pour moi, la cérémonie du thé, ou cha-no-yu, est un art japonais développé surtout à partir du 14e-15e siècle, lié à la diffusion du thé vert en poudre grâce au zen (chan en chinois). Les Japonais ont rapidement fait de cette pratique une véritable forme d’art de vivre et d’hospitalité, utilisant de beaux instruments pour préparer et boire ce thé.

Demain, je vais changer le décor de l’espace de thé au musée Baur, en passant à la saison du brasero, avec une petite bouilloire et moins de charbon de bois, contrairement à la saison précédente qui utilisait un foyer plus grand pour chauffer la pièce.

La cérémonie du thé est d’une grande complexité et richesse, comme un diamant à multiples facettes, et demande plus d’une vie pour en faire le tour. C’est l’activité à laquelle j’ai consacré le plus de temps, après mon travail : j’ai même acheté une ferme que j’ai aménagée avec deux chambres de thé où je pratique depuis plus de 30 ans.

Pour en savoir plus, je recommande mes deux conférences à la bibliothèque Bodmer, disponibles en vidéo sous le nom « Neeser - cérémonie du thé ».

-Qu’ajouteriez-vous absolument sur le Japon, ou quel aspect aimeriez-vous encore partager avec nous ?

Je dirais que c’est avant tout la qualité des relations humaines. Un dicton japonais très apprécié est Ichigo Ichie, qui signifie « un moment, une rencontre ». Les Japonais sont très conscients que ces rencontres humaines ne sont pas que le fruit du hasard, mais souvent de véritables cadeaux du ciel. On peut passer à côté d’une rencontre, ou choisir de la vivre pleinement, en la considérant comme unique et précieuse. Pour moi, Ichigo Ichie résume parfaitement ma perception du Japon.

-Quel exercice ou quelle pratique avez-vous appris et continuez-vous d’utiliser encore aujourd’hui ?
Je ne dirais pas un exercice physique en particulier — j’aurais sans doute dû pratiquer le Tai Chi Chuan, cela aurait sûrement aidé mes articulations ! Mais non, je n’ai pas d’exercice spécifique. Ce que j’ai vraiment appris, c’est à apprécier le moment présent. Je me rappelle le passé avec émotion et reconnaissance, mais le passé est derrière nous. Le futur, on ne le connaît pas : peut-être que demain je ne serai plus là, qui sait ? Je n’espère rien, mais je vis pleinement l’instant présent, heureux d’être moi. Quand j’étais enfant, je disais souvent que j’étais « heureux d’être au monde et d’y voir clair » — c’est-à-dire essayer de comprendre ce qui se passe autour de nous, ne pas rester aveugle. Ces derniers temps, le monde n’est pas toujours très réjouissant, mais on fait avec, et on reste heureux de vivre l’instant présent.

Zhenishbek Edigeev

Président de l'Association "Alpalatoo"

Le siège principal de l'Association "Alpalatoo" est situé dans la ville de Genève, avec une succursale dans la capitale du Kirghizistan, à Bichkek.

Adresse : Ville de Genève, 24 rue Chemin de Beau-Soleil 1206