Marco Pedrazzini, financier suisse, Tessinois. Après ses études à Berne, il s’est établi à Genève. C’est là que nous nous rencontrons, dans un appartement lumineux et accueillant. Sur une étagère, on remarque des livres d’art, quelques sculptures, un tableau discret. Le regard de Marco est calme, bienveillant, presque rieur. Il parle d’une voix douce et posée, ponctuée de silences légers.
Financier de métier, il a su faire preuve d’un esprit analytique et d’un sens stratégique remarquable dans ce domaine, qu’il maîtrise avec solidité. Mais derrière cette carrière rigoureuse se cache un homme passionné d’art, curieux de beauté et de création. Lorsque je lui demande de parler de son enfance, il remonte le fil avec pudeur, tendresse et une certaine lucidité.
– Bonjour, et merci d’avoir accepté la proposition d’Alpalatoo. Ma première question concerne vos parents. Comment les décririez-vous ? Quels souvenirs gardez-vous d’eux ?
– Eh bien, mes parents formaient un couple très uni. Ils ont eu trois enfants, et moi, j’étais l’aîné. Mon père était haut gradé dans l’armée suisse. Il avait participé à la fin de la mobilisation pendant la Seconde Guerre mondiale, car la Suisse avait mobilisé ses troupes pour se protéger des pays voisins.
Ma mère, quant à elle, avait une formation dans le domaine médical, elle était soignante, mais elle s’est surtout consacrée à l’éducation de ses enfants.
Nous vivions au Tessin. Mon père était souvent absent à cause de son travail. Et puis, dans le cadre de ses fonctions, nous avons passé un an près de Rome, où il suivait une formation à l’académie militaire.
Ensuite, je suis parti à l’université à Berne, et j’ai vu mes parents un peu moins souvent. Chacun a suivi son chemin. Mon père est décédé relativement jeune, à 67 ans. Ma mère, elle, a vécu presque jusqu’à 100 ans – elle est morte à 98, je crois.
En tout cas, je garde de très bons souvenirs d’eux et d’une enfance dans un cadre familial harmonieux.
– Et vos grands-parents ?
– Oui, je les ai connus. Mon grand-père paternel est mort quand j’avais peut-être huit ou dix ans, et l’autre, du côté maternel, à peu près au même âge. Les deux grands-mères ont vécu plus longtemps.
Ma grand-mère paternelle, par exemple, était née en Amérique latine, en Argentine. Ses parents y avaient émigré à une époque où de nombreux Suisses quittaient le pays pour chercher une vie meilleure à l’étranger – la Suisse était alors relativement pauvre. Elle est revenue ensuite au pays, où elle a rencontré mon grand-père.
Je me souviens que ce dernier fumait toujours des cigares de Brissago, de petits cigares tordus, et il en avait tout le temps un à la bouche.
Du côté de mon père, mon grand-père était directeur des Postes, Téléphones et Télégraphes (les PTT) à Bellinzone, à Tessin. Et mon grand-père maternel était enseignant. Ces générations-là ont connu les deux guerres mondiales, même si la Suisse a été épargnée. Ils ont vécu des périodes de crise, ce n’était pas une vie facile.
– Comment décririez-vous l’époque de votre enfance ? À quoi ressemblait la Suisse ?
– Quand on regarde les photos de cette époque, tout est en noir et blanc. Cela donne une impression de simplicité, presque d’austérité.
La Suisse, heureusement, avait échappé aux massacres et aux bombardements que les pays voisins ont subis – la France, l’Allemagne, l’Italie… Grâce à cela, l’économie a pu se développer dans un climat de stabilité. Ce fut donc une période relativement prospère et paisible.
– Qu’avez-vous hérité de vos parents ?
– De ma mère, je pense avoir hérité une curiosité d’esprit, un goût pour les voyages. De mon père, probablement un sens de la discipline.
– Dans quel climat familial avez-vous grandi ? Était-ce une maison du silence ou une maison de la parole ?
– Je dirais… un mélange des deux. On pouvait parler librement, il n’y avait pas de tabous, mais ce n’était pas non plus un foyer où l’on avait de grandes discussions philosophiques ou politiques. C’était un cadre harmonieux, simple et agréable.
– Votre père vous a-t-il déjà frappé ?
– Non, je ne crois pas. En tout cas, je n’en ai pas le souvenir. En revanche, à l’école primaire, mon instituteur, lui, distribuait facilement des gifles. Aujourd’hui, il irait en prison pour ça, mais à l’époque, c’était considéré comme normal.
Moi, j’ai giflé ma fille une seule fois dans ma vie. On était en Afrique du Sud, en voiture de location, dans un endroit isolé. Une voiture nous suivait de près, de façon inquiétante. Mes deux filles étaient avec moi, et je ne voulais pas les alarmer. Puis, à un moment, la voiture nous dépasse, et l’une de mes filles, pour s’amuser, lance une canette de Coca sur les passagers. Là, c’est parti… Je l’ai giflée, plus par panique que par violence. C’est la seule fois.
Chez nous, il y avait des valeurs : tenir parole, rester intègre. La religion catholique avait une certaine présence – mes parents étaient pratiquants, j’ai été baptisé, j’allais à la messe jusqu’à mes 15 ans. Mais ensuite, j’ai pris mes distances. Aujourd’hui, la religion ne joue pas de rôle dans ma vie quotidienne.
– Et vos parents, quel était leur rapport à l’éducation, à l’autorité, à la liberté ?
– Ils tenaient beaucoup à l’éducation. Mes frères et moi avons tous fait des études universitaires. Ils voulaient nous donner un bon bagage.
Quant à la liberté, nous vivions dans une petite ville du Tessin. Il n’y avait pas vraiment d’interdits, parce qu’il n’y avait pas grand-chose à interdire ! Donc, oui, nous avons grandi dans une liberté tranquille, sans excès mais avec sérénité.
– Qu’est-ce qui vous semblait normal, enfant, et qui vous paraît aujourd’hui étrange ou dépassé ?
Ce qui était normal, c’était que les parents s’occupent de leurs enfants, leur donnent une bonne éducation et s’efforcent de leur offrir un cadre de vie confortable. Ces valeurs existent toujours, bien sûr, mais elles sont aujourd’hui interprétées de manière très différente.
Par exemple, à l’école, nous avions une camarade dont les parents étaient divorcés : c’était un vrai scandale, on la montrait du doigt. Aujourd’hui, c’est devenu tout à fait courant. La société a beaucoup évolué, on a brisé un certain nombre de repères qui, à l’époque, semblaient immuables. Est-ce bien ou mal ? Je ne saurais le dire.
L’histoire est faite de cycles, de hauts et de bas, de réalités qui apparaissent, disparaissent, puis reviennent. Nous ne sommes qu’un fragment de cette histoire, et on verra bien ce que l’avenir nous réserve.
Je me souviens qu’à l’âge de dix ans, on a eu le téléphone à la maison pour la première fois. Le numéro n’avait que quatre chiffres ! Il y avait très peu d’abonnés. Aujourd’hui, avec l’explosion des moyens de communication, la situation est incomparable. Les jeunes sont beaucoup plus informés, mais parfois aussi trop exposés, voire intoxiqués, par tout ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas toujours une bonne chose. Mais comme souvent, les choses finissent par s’équilibrer d’elles-mêmes.
– Quelles sont, selon vous, les valeurs qui mériteraient d’être transmises aux générations futures ?
Avant tout : s’occuper des autres, avoir de l’empathie, de la générosité, une certaine droiture morale. Et surtout, essayer de s’intégrer dans la communauté où l’on vit.
Aujourd’hui, beaucoup de personnes âgées souffrent d’une profonde solitude. Mais ce sont parfois des gens qui, au fil de leur vie, ne se sont jamais réellement intégrés à leur entourage. Ils avaient un conjoint, des enfants, puis, avec le temps, se sont retrouvés seuls.
Il me semble essentiel de maintenir une vie sociale, de s’intéresser à ce qui se passe autour de soi — la culture, les expositions, les spectacles... Tout cela maintient un lien avec la société et la cité. Et ce lien devient encore plus important en vieillissant.
– Pourriez-vous nous raconter une anecdote drôle ou émouvante liée à votre enfance ou à vos parents ?
Ce n’était pas drôle sur le moment, mais aujourd’hui ça me fait sourire. Ma mère m’avait emmené chez sa couturière, j’avais trois ou quatre ans. Pendant qu’elle faisait ses essayages, j’ai attrapé une aiguille et je l’ai plantée... dans les fesses de la couturière !
Je me suis pris une gifle bien méritée, mais je me souviens encore du moment où ma mère l’a raconté à mon père : il essayait de ne pas rire. Il ne s’est pas fâché, il a trouvé ça drôle.
D’un point de vue matériel, mes parents vivaient confortablement, sans être riches. Il n’y avait pas de conflits liés à l’argent, pas de scènes ni de tensions. Mon enfance s’est passée assez paisiblement.
– Vous êtes parent avec Jean-Pierre Pedrazini, célèbre photographe et reporter de Paris Match. Que représente-t-il pour votre famille ? Avez-vous un souvenir ou une image marquante de lui ?
Oui… et non. Jean-Pierre appartenait à une branche de la famille qui ne vivait plus à Tessin. Il était en France, donc on ne l’a pas vraiment connu dans notre jeunesse.
Il est devenu un grand reporter à Paris Match. Je crois qu’il avait voyagé avec Dominique Lapierre, le journaliste et écrivain qui a coécrit Paris brûle-t-il ?. Ensemble, ils avaient parcouru l’Asie dans une petite Fiat et en avaient tiré un reportage pour Paris Match.
Plus tard, Jean-Pierre a été envoyé à Budapest en 1956, au moment de l’invasion soviétique. En faisant son travail de photoreporter, il s’est trouvé trop proche des lignes de combat et il a été mortellement blessé. Il avait à peine trente ans.
À l’époque, j’avais dix ans, donc cela ne m’a pas marqué profondément. On en a parlé dans la famille bien plus tard, notamment grâce à son frère Jean-Jacques et à son neveu, qui ont organisé une exposition à Genève sur les événements de 1956 en Hongrie.
Il existe même aujourd’hui une place à Budapest avec une statue et une dédicace à son nom.
Je suis triste pour lui, mais aussi fier de ce qu’il a accompli. Il a fait du très beau travail, bien que sa carrière ait été courte.
– Pensez-vous que l’époque actuelle laisse encore une place à la lenteur, à la contemplation ?
Difficilement, à moins de le vouloir vraiment.
Nous sommes constamment sollicités, submergés par les flux d’information. Il y a une sorte d’obligation implicite à « être à jour ».
La contemplation devient presque un acte volontaire, conscient. Ce n’est plus un réflexe naturel. Il faut aller la chercher, en soi.
– Quand avez-vous commencé à sentir que vous étiez « vous-même » ?
Quand je suis devenu financièrement indépendant. Mes parents ont toujours été présents, mais à partir du moment où je pouvais compter uniquement sur moi-même, où j’assumais mes choix, je me suis senti devenir pleinement moi-même.
J’ai fait des études d’économie, un domaine qui m’a toujours passionné.
À l’adolescence, j’étais aussi très attiré par le cinéma. Avec un ami de l’école de commerce, nous avions monté un ciné-club. Nous faisions venir des films importants et les projetions aux étudiants. Cet ami a ensuite fait une belle carrière dans le cinéma, il est devenu un caméraman reconnu, tandis que moi, j’ai poursuivi un autre chemin.
– Vous sentez-vous libre dans le monde d’aujourd’hui ? Plus ou moins qu’avant ?
Aujourd’hui, oui, je me sens libre. Ma femme et moi sommes à la retraite, nous n’avons plus d’obligations professionnelles, personne à qui rendre des comptes. C’est une vraie liberté.
Mais tant qu’on travaille, il y a toujours des contraintes : un patron, des clients, des responsabilités. Cela limite la liberté.
Vivre en Suisse, sans pression extérieure, c’est un luxe, une chance. On peut parler d’un vrai sentiment de liberté, oui.
Comment voyez-vous l'impact de la mondialisation sur les identités personnelles et culturelles ?
La mondialisation, c’est un mélange : d’ethnies, de religions, de cultures. C’est enrichissant à bien des égards — notamment dans le domaine artistique. Le cinéma, par exemple, a énormément bénéficié de cette diversité. Mais il y a aussi un revers : certaines sociétés ont mal géré ce brassage, ce qui peut entraîner de vraies tensions. Je ne suis pas pour des frontières étanches, mais une trop grande ouverture, sans préparation ni réflexion, n’a pas été bénéfique partout. On le voit en France, entre autres.
Pensez-vous que la technologie nous rapproche ou nous éloigne ?
Je dirais qu’elle nous éloigne. Avant, pour apprendre quelque chose, il fallait chercher, poser des questions, aller vers les autres. Aujourd’hui, tout est dans le téléphone. On a une réponse en dix secondes. C’est pratique, oui, mais ça tue la démarche, le contact humain. Résultat : moins de socialisation, plus d’individualisme.
Croyez-vous encore à l’amour vrai ?
Oui, mais je le vois moins comme une passion éternelle que comme un équilibre. L’amour, c’est un mélange : de respect, d’estime, de projets partagés, de capacité à compenser les défauts de l’autre. Ce n’est pas un coup de foudre permanent, c’est un lien qui se construit, qui évolue. L’amour « avec un grand cœur », façon conte de fée ? J’y crois moins. Mais un amour fait de complicité et de respect mutuel, oui.
Et vos parents, vos grands-parents… se sont-ils mariés par amour ?
Difficile à dire. Mon arrière grand-père paternel avait eu 15 enfants de deux mariages. On ne parlait pas d’amour comme aujourd’hui. Mais ce que je retiens, c’est que mes parents, je ne les ai jamais vus se disputer. Et ça, c’est déjà une belle preuve d’harmonie.
A-t-on changé notre manière d’aimer depuis votre jeunesse ?
Oui. Je dirais qu’à 20 ans, on aime avec passion. Plus tard, avec raison. Et idéalement, on arrive à un équilibre entre les deux.
Comment avez-vous rencontré votre épouse ?
C’était lors d’un anniversaire. Une grande maison, beaucoup de monde, des places attribuées à table. J’étais assis à côté de gens qui ne m’intéressaient pas vraiment. Et là, deux tables plus loin, je vois une jeune femme blonde, une place libre à côté d’elle. J’ai discrètement échangé mon carton, me suis assis à côté d’elle. C’est comme ça que notre histoire a commencé, il y a plus de 30 ans. L’hôtesse n’était pas contente, mais quand elle a vu le résultat, elle m’a pardonné.
Qu’est-ce qui vous a touché chez elle ?
Son rayonnement. Et puis, on avait des goûts communs : l’art, le golf, les voyages. Tout cela a nourri notre complicité.
Pensez-vous que le mariage a encore du sens aujourd’hui ?
Le mariage, à l’origine, devait durer… une dizaine d’années, vu l’espérance de vie à l’époque ! Aujourd’hui, on parle de 40 ou 50 ans ensemble. Ce n’est pas simple. Mais l’idée que les enfants aient deux parents stables reste importante. L’institution a du sens, même si elle doit évoluer.
Qu’est-ce qui fait la force d’un couple dans le temps ?
La complicité. Des objectifs communs. Le respect des différences. Et surtout, la capacité à pouvoir compter l’un sur l’autre dans les moments difficiles.
Quel est, selon vous, le plus beau geste d’amour ?
Ce n’est pas un cadeau matériel. C’est la présence, dans les moments difficiles. Quand tout va bien, tout le monde est là. Mais quand ça va mal, c’est là qu’on voit l’amour.
Avez-vous des regrets ?
Pas vraiment. Des occasions manquées, oui. J’aurais aimé tenter ma chance dans le cinéma, par exemple, dans la mise en scène. Mais globalement, j’ai pris de bonnes décisions, j’ai eu un bon timing… et j’ai eu de la chance. Et sans chance, on ne va pas très loin.