mars 12, 2025

Entre la Hongrie et la Suisse : Un attachement profond à deux cultures Interview avec Christian Campiche, écrivain et journaliste lausannois

Comment votre héritage hongrois a-t-il influencé votre identité et votre rapport à la culture malgré votre départ précoce du pays ?

Je suis né à Budapest, la capitale de la Hongrie, au tout début de la guerre froide, en décembre 1948 pour être exact. À cette époque, des élections venaient d'avoir lieu en Hongrie, remportées par le parti des petits propriétaires. Cependant, ce dernier a rapidement été évincé par les communistes, déjà très présents dans le pays en raison de la fin de la guerre et de l'occupation par les troupes soviétiques.

Ma mère était hongroise, issue d'une ancienne famille hongroise, tandis que mon père était diplomate suisse. Contrairement à beaucoup de ses collègues, il n’avait pas de fortune personnelle. Budapest était le premier poste de mon père, c’est ainsi qu'ils se sont rencontrés. Je n'ai aucun souvenir de cette période, puisque mes parents ont quitté la Hongrie lorsque j'avais environ un an. Pourtant, je pense que la langue hongroise est restée gravée en moi, car j'arrive à bien la prononcer et, surtout, je chante encore d'anciennes chansons hongroises. J'ai toujours chanté avec ma sœur, souvent accompagné de ma guitare. La Hongrie est ainsi restée présente dans mon cœur, et j'y suis retourné régulièrement, surtout après la chute du mur de Berlin, en moyenne tous les deux ans.

Comment s'intégrer en tant qu'enfant de diplomate ?

Après la Hongrie, nous sommes rentrés en Suisse, à Berne, avant que mon père ne parte en poste à Lisbonne, puis à Paris et enfin à Caracas. À la suite de cette dernière affectation, il est revenu en Suisse, où j'ai terminé ma scolarité.au Collège St-Michel à Fribourg avant d’obtenir une licence en sciences politiques à Genève.

L'enfance des enfants de diplomates est particulière, marquée par des déménagements fréquents, de nouvelles amitiés à reconstruire et des changements d'école répétés. Cela impose une grande capacité d'adaptation. Si beaucoup d'enfants de diplomates en ont souffert, j'y vois aussi des avantages, notamment l'apprentissage des langues. Aujourd'hui, j'en parle sept, dont quatre couramment. Certaines que je maîtrisais mieux autrefois se sont estompées avec le temps.

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Concert de Christian Campiche et de sa sœur Jacqueline à la légation de Suisse à Paris, Noël 1959. Au fond, à droite, le ministre Pierre Micheli

Quelle place pour les langues dans une vie cosmopolite ?

Le français est ma langue maternelle, même si ma mère me parlait certainement en hongrois dès mon plus jeune âge. Bien que je ne la maîtrise pas totalement, cette langue ne m'est pas étrangère. Je lis chaque jour des journaux hongrois en ligne, et les outils de traduction actuels facilitent grandement la compréhension. J'ai aussi une bonne maîtrise du portugais et de l'espagnol, que j'ai appris au cours de nos séjours à Lisbonne et Caracas, et je parle couramment l'italien, la langue maternelle de mon épouse, originaire de Toscane. Comme tout bon Suisse, j'ai appris l'allemand à l'école, et l'anglais, devenu une cinquième langue nationale, sur le tas.

Quel impact le retour en Suisse a-t-il eu sur vous?

Le retour en Suisse n'a pas été facile. Pendant deux ou trois ans, j'ai vécu de manière assez recluse, conservant davantage de liens avec mes amis d'Amérique du Sud. Beaucoup d'entre eux ont ensuite rejoint Paris, une autre ville où mon père a été en poste. C'est dans cette ville que j'ai retrouvé une partie de mon entourage. J'ai toujours beaucoup aimé les écoles françaises, notamment au Venezuela, où j'étais dans un établissement tenu par des prêtres blancs. Là-bas, régnait une atmosphère particulière, hors du temps, loin des clichés souvent colportés en Europe sur les populations sud-américaines.

Quel rôle la lecture et l'histoire ont-elles joué dans votre parcours ?

J'aimais la culture française et je me suis plongé dans la lecture. J'ai lu très tôt, dès que j'en ai été capable, en partie grâce à ma mère, qui me lisait des histoires lorsque j'étais malade. Huckleberry Finn, Alexandre Dumas, puis des ouvrages historiques, notamment ceux de Benoist-Méchin, ont marqué mon enfance. Dès l'âge de dix ans, j'étais fasciné par l'histoire, la vie d'Atatürk ou de Lawrence d'Arabie. Cette passion pour l'histoire m'a toujours accompagné, influençant ma façon d'interpréter les événements contemporains.

Comment l'héritage familial a-t-il forgé votre identité ?

L'éducation que j'ai reçue était différente de celle d'aujourd'hui. Mon père étant diplomate et ma mère hongroise, cet alliage de cultures a forgé mon identité. La Hongrie étant un pays très musical, ma mère nous a transmis, à moi et mes deux soeurs, le goût du chant et de la musique. Nous avons même chanté devant des centaines de personnes ainsi qu’à la télévision vénézuélienne. Mon père, lui, nourrissait un profond intérêt pour l'histoire, la littérature et la peinture. Mais il était avant tout un diplomate suisse à l'étranger, ce qui signifiait qu'en tant qu'enfants, nous devions représenter notre pays avec discipline et retenue.

Comment la Hongrie et la Suisse coexistent-elles en vous?

Aujourd'hui, je me suis enraciné en Suisse, bien que mon attachement à la Hongrie historique demeure profond. Mon avant-dernier roman, « Nous ne retournerons plus à Shashalom », est en partie autobiographique. Ainsi, la Hongrie reste omniprésente dans mon esprit.

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Caracas 1961

Par exemple, quand vous étiez enfant ou jeune, y avait-il de la pauvreté en Suisse ?

Oui, bien plus qu'aujourd'hui. La Suisse sortait de la guerre, une période méconnue où les gens ont souffert de privations. Peut-être pas vraiment de la famine, mais ils devaient se débrouiller pour se nourrir. Mon premier roman, « Montbovon », se déroule d'ailleurs dans une région proche de l’Intyamon, une vallée près de Bulle et du Pays-d’Enhaut. J’y décris le quotidien des Suisses de l’époque : ils mangeaient tout ce qu’ils trouvaient, des escargots, voire même des chats et des chiens, d’après ce que j’ai entendu. Il fallait survivre.

Bien que la Suisse ait été épargnée par les destructions de la guerre, contrairement à la Hongrie – ma mère hongroise et a vécu les bombardements terribles de Budapest – le pays n’a connu sa grande prospérité qu’après la Seconde Guerre mondiale. C’est surtout dans les années 1960 que la Suisse est réellement devenue prospère, cette période des Trente Glorieuses qui s’est poursuivie jusqu’à la crise pétrolière des années 1970.

À partir de quelle année la Suisse est-elle devenue celle que l'on connaît aujourd’hui ?

Je dirais que cela a vraiment commencé au début des années 1960. Un tournant important a été l’Exposition nationale de 1964. Cet événement a mis en lumière la haute technologie suisse, son excellence académique, notamment à travers ses écoles polytechniques. Cela a donné un coup d’accélérateur au développement du pays.

La finance suisse avait connu une évolution plus précoce: dès les années 1930-40, la Suisse était devenue un refuge pour les capitaux étrangers, notamment français et allemands. Cette situation a d’ailleurs conduit, dans les années 1990, à la fameuse affaire des fonds en déshérence.

Parmi vos camarades de classe, y avait-il des enfants pauvres ou étiez-vous tous égaux ?

Il n’y avait pas de grandes différences, du moins ne se voyaient-elles pas. J’ai fait mes études principalement à l’étranger avant de venir en Suisse à 16 ans, au Collège Saint-Michel à Fribourg. Là-bas, les disparités sociales n’étaient pas très visibles. Certains élèves, notamment ceux venant de Genève, semblaient issus de familles plus aisées, mais dans l’ensemble, la majorité venait de la classe moyenne. Il n’y avait pas de signes ostentatoires de richesse comme des voitures luxueuses déposant les élèves devant l’école. On venait à pied, en transport public, en vélo ou en vélomoteur.

Votre père ou votre mère étaient-ils stricts avec vous ? Avez-vous des anecdotes à ce sujet ?

Oui, mon père était sévère. J’ai reçu plus d’une fessée, souvent avec une bague à la main, ce qui pouvait être douloureux. J’étais un enfant au caractère expressif, parfois bruyant, ce qui pouvait agacer mes parents. Aujourd’hui, ce genre de punition ne se fait plus, et moi-même, avec mes enfants, je n’ai jamais levé la main sur eux, car je gardais en mémoire mes propres expériences.

Jusqu’aux années 1970, c’était une éducation stricte. Après 1968, les mentalités ont changé. J’appartiens à la génération soixante-huitarde, qui a connu une période de contestation et d’évolution sociale. Même si en Suisse ces mouvements étaient plus modérés qu’en France, ils ont tout de même influencé les modes de vie et l’éducation.

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Paris 1974

Quelle est la plus grande bêtise que vous ayez faite étant enfant ?

Quand je trouvais une paire de ciseaux, je coupais tout ce que je voyais : nappes, objets, cheveux de ma sœur... Mais ce n’était pas bien méchant. J’avais aussi tendance à me mettre en colère, à taper ma tête contre le sol pour attirer l’attention. Je voulais être consolé plus que puni, mais cela ne fonctionnait pas toujours.

Y a-t-il des paroles ou des habitudes de vos parents qui vous ont marqué ?

Mes parents étaient issus de cultures différentes. Mon père, d’origine vaudoise et valaisanne, était impulsif, mais l’orage passait vite. Ma mère, hongroise, était plus douce et maternelle. Elle me parlait souvent de son pays, de la nature, de la musique, tandis que mon père m’a transmis le goût de la littérature. Leur éducation était parfois contrastée, mais complémentaire.

Etes-vous particulièrement attaché aux montagnes suisses et à la nature ?

J’aime la beauté sous toutes ses formes. Les paysages marins, les vastes campagnes, les couchers de soleil… La montagne, en revanche, n’est pas ma plus grande passion. Je suis sujet au vertige, donc l’escalade n’est pas un plaisir pour moi. Mais j’admire l’architecture et les trésors cachés des villes européennes. Avec l’âge, je suis de plus en plus sensible à la richesse du patrimoine urbain.

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Dans l’antre du Médusé

Avez-vous des souvenirs marquants de votre passage à l’école en Suisse ou à l’étranger ?

Une enfance itinérante fait qu’à l’école, vous vous trouvez dans la situation d’un poisson que vous introduisez dans un aquarium déjà peuplé. À Paris, dans un collège exclusivement masculin, un professeur m’a ridiculisé devant la classe en me posant une question dont je ne connaissais pas la réponse. Toute la classe a éclaté de rire.

Une autre fois, en Suisse, de retour d’Amérique du Sud, un enseignant m’a dit un jour que j’avais une "écriture d’artiste". Toute la classe s’est levée pour regarder à quoi ressemblait une « écriture d’artiste ».

Est-ce qu’aujourd’hui, garder son identité est important ? Qu’en pensez-vous?

Oui, c'est très important. C’est une question intéressante, car je pense qu'on ne doit jamais renier son identité. L’identité est une partie intrinsèque de soi.

En Suisse, nous vivons dans un pays multiculturel avec un grand brassage de populations et de cultures. C'est une richesse, comme cela l’a toujours été pour tous les pays. Cependant, il ne faut pas tomber dans l'excès inverse, où les nouveaux arrivants tenteraient d'imposer leur propre identité aux autochtones. Parfois, on a l’impression que nous vivons dans une société où la tolérance excessive brouille la frontière avec la permissivité, et ce n’est pas sain.

Je pense qu’une personne qui arrive dans un pays, quelle que soit la raison – qu’elle soit réfugiée politique ou économique –, doit s’adapter aux usages locaux. Il y a une expression italienne qui dit : "Paese che vai, usanza che trovi", ce qui signifie qu’on doit respecter les coutumes du pays où l'on s’établit. Cela ne veut pas dire renier son identité, bien au contraire. Il s'agit plutôt de l'intégrer harmonieusement et de la partager d’une manière qui enrichisse également les autres.

Si possible, il est essentiel de préserver sa langue et de la transmettre à ses enfants. Personnellement, je regrette que ma mère n'ait pas pu nous apprendre le hongrois. Mon père parlait français, et nous vivions au Portugal, donc il fallait déjà maîtriser plusieurs langues. Le hongrois étant une langue difficile, elle n’a pas pu mener cette tâche à bien, et c’est quelque chose que je regrette. Mais cela illustre bien l’idée que l’identité est une richesse qu’il faut cultiver tout en respectant l’environnement dans lequel on évolue.

Y a-t-il une idéologie de l’État suisse concernant la préservation de l’identité, ou est-ce quelque chose de moins visible ?

Bon, la Constitution suisse protège clairement quatre langues nationales. Mais cette situation n’est jamais un acquis pour les minorités. J’aime bien citer cette phrase d’un poète romanche: « un peuple vit s’il veut vivre ». Les vagues d’immigration appellent aujourd’hui à la réflexion. Certains pays, comme la France, rencontrent des difficultés d’intégration avec certaines communautés, notamment issues du Maghreb. Lorsqu'une immigration importante ne s'accompagne pas d’une bonne intégration, cela peut devenir un problème sociétal. C'est un équilibre délicat à trouver entre ouverture et préservation des valeurs locales.

Dans la vie, trouvez-vous une réponse philosophique dans la religion ou plutôt dans la science ?

Je viens d'une famille aux horizons religieux variés : ma mère était catholique, mon père protestant. Lorsqu'ils se sont mariés, mon père a adopté la religion catholique, mais dans son quotidien, il conservait des réflexes de protestant. Puis, en fin de vie, il était presque plus catholique que ma mère.

Cela pour dire que je ne suis pas un intégriste religieux, loin de là. J'ai reçu une éducation catholique, mais sans bigoterie. Je respecte toutes les religions, mais je me méfie de l'intégrisme qui gangrène aujourd'hui la politique, menant le monde vers le chaos. Pourtant, la religion est aussi une culture qui mérite d'être préservée : elle s'adapte aux modes de vie et aux climats des peuples. Ce respect de la culture religieuse est essentiel.

Quant à moi, je ne me réfère ni à la religion ni au nationalisme pour définir mon identité. J'ai une vision universelle du monde. Je comprends le patriotisme sans pour autant y adhérer. Mon cheminement philosophique est intime, personnel. Je ne me laisse pas influencer, je n'ai pas de gourou.

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Avec l’auteur de l’interview, Zhenisbek Edigeev

Les poètes, écrivains et artistes ont-ils le droit de solliciter l'aide du gouvernement ? Si celui-ci ne les soutient pas, est-ce normal ? Les artistes doivent-ils se débrouiller seuls ?

Je ne trouve pas anormal que certains artistes bénéficient d'un soutien public mais je m’en méfie. Ces aides favorisent souvent une "culture officielle" : des écrivains adoubés par le pouvoir deviennent les porte-voix de ce même pouvoir.

Cette culture officielle n'est pas seulement le fait de certains pays : en Suisse aussi, notamment dans le cinéma ou la littérature, certains auteurs sont très habiles pour obtenir des subventions ou des prix littéraires.

Quant à moi, je n'ai jamais couru après les prix ni sollicité de subventions. J'ai toujours voulu préserver ma liberté. Pour moi, c'est un principe fondamental, quitte à faire des sacrifices.

Un écrivain peut-il vivre de sa plume ?

En Suisse, la réponse est clairement non. Même des auteurs renommés comme Jacques Chessex, lauréat du Prix Goncourt, avaient un emploi parallèle, il enseignait au gymnase. Durrenmatt et Frisch, qui vendaient en Allemagne, peut-être, mais la grande majorité des écrivains suisses doivent exercer une autre activité pour subvenir à leurs besoins. La population par région linguistique est trop faible, les droits d’auteur négligeables.

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Katy et Roger, les parents de Christian Campiche, lors de leur mariage en 1948 à Budapest

Comment définir la littérature suisse actuelle ?

Il y a un foisonnement d'écrivains. Pour un territoire aussi restreint que la Suisse romande (environ 2 millions d'habitants), la quantité d'auteurs est impressionnante. Il y a à boire et à manger, je constate une originalité surtout dans le domaine de la poésie. Dans celui du roman, tout le monde veut faire du polar. Comme cette mode domine, cela pose question, surtout avec l'émergence de l'intelligence artificielle. Aujourd'hui, un algorithme peut générer un roman en quelques secondes, et bien des lecteurs auraient du mal à distinguer un livre écrit par une IA d'un texte humain.

Cette prolifération littéraire pose un véritable problème car la création authentique doit naître d'une nécessité intime, non d'une obligation commerciale. Un livre doit mûrir en soi, s'écrire au moment opportun, et non sous la pression d'un éditeur exigeant un titre tous les six mois. En France, ce phénomène est déjà bien présent.

Zhenishbek Edigeev

Président de l'Association "Alpalatoo"

Le siège principal de l'Association "Alpalatoo" est situé dans la ville de Genève, avec une succursale dans la capitale du Kirghizistan, à Bichkek.

Adresse : Ville de Genève, 24 rue Chemin de Beau-Soleil 1206