июн. 02, 2025

Benoit Junod : "Si mon père était vivant, je lui demanderais ce qu'il faudrait faire pour arrêter ces guerres." l’entretien avec Benoît Junod, fils du célèbre médecin humanitaire Marcel Junod :

Marcel Junod, le médecin du CICR à qui les États-Unis voulaient remettre la « Medal of Liberty »

Un héros discret de la guerre civile espagnole et des grands conflits du XXe siècle, resté fidèle à l’engagement humanitaire suisse jusqu’au bout — au point de refuser l’une des plus hautes distinctions américaines, parce qu’il était encore sous les drapeaux suisses.

–Est-ce qu’elle s’est déroulée à Genève ?

Écoute, ça dépend. Je suis né à Londres et j’ai passé les six premiers mois de ma vie chez ma marraine à Peterborough dans les Midlands. Ma mère était très anglophile et comme mon père était au Japon à la fin de la guerre, elle a décidé d’accoucher à Londres pour que je puisse obtenir la nationalité britannique.

Donc, j’ai gardé la double nationalité, suisse et britannique, jusqu’à mon entrée au Département des affaires étrangères. Car, en tant que diplomate, on ne peut pas avoir deux nationalités : on doit en choisir une seule. J’ai donc dû renoncer à ma nationalité britannique.

Le seul problème de mon enfance, c’est que mon père était extrêmement occupé. Il avait en fait deux casquettes : il était vice-président du Comité international de la Croix-Rouge et chef du département d’anesthésiologie à l’hôpital cantonal. Il travaillait dix-huit heures par jour.

Mes souvenirs d’enfance sont donc marqués par son absence. Il partait très tôt le matin pour aller à l’hôpital, et il me déposait à l’École internationale, où j’étudiais, à sept heures du matin, soit deux heures avant l’arrivée des autres élèves. Je me souviens d’être resté seul avec les nettoyeurs et les personnes qui s’occupaient de l’infrastructure de l’école. Cela dit, c’était une période heureuse. Tu sais, quand tu es enfant, si tu n’es pas maltraité, si tu ne souffres pas de la faim et si tu n’es pas dans un pays en guerre, la vie est plutôt belle. Et c’était mon cas.

– Donc tu as fait toute ta scolarité en Suisse, ou aussi ailleurs ?

– J’ai commencé mon éducation en Angleterre, parce que mon père a eu de gros problèmes de santé. Peut-être que c'était lié à son exposition aux radiations à Hiroshima, où il s’est rendu juste après la fin de la guerre. En tout cas, sa santé était fragile, et dans les années 1950, il a subi une lourde opération qui l’a contraint à renoncer à la chirurgie — parce qu’un chirurgien doit rester debout, et lui ne le pouvait plus.

Il est donc parti en Angleterre pour se former à l’anesthésiologie, la seule spécialité médicale où l’on pouvait exercer en étant assis. Pendant deux ans, nous avons vécu à Londres pendant qu’il faisait ses études. C’est à ce moment-là que je suis devenu totalement bilingue, en français et en anglais. Et je me débrouillais en italien, car ma grand'mère était genoise. C’était une période intéressante de ma vie.

C’est à Londres que je suis devenu totalement bilingue, en français et en anglais. Et je me débrouillais en italien, car ma grand-mère était génoise. Nous avons aussi vécu en Chine. Mon père, après la guerre, n’ayant plus de travail au CICR, était allé voir Maurice Pate, directeur de l’UNICEF, à New York. Il lui a proposé de devenir chef de mission pour la Chine. Nous avons d’abord vécu à Pékin, ensuite à Nankin, et nous y sommes restés jusqu’à ce que Mao prenne le pouvoir, ce qui a mis fin à la mission.

Tu vois, j’ai eu une enfance un peu ballotée d’un pays à l’autre, mais une enfance heureuse. Ma mère était une personne exceptionnelle, d’une grande intelligence, surtout émotionnelle. Et même si mon père était surchargé, il trouvait encore du temps pour moi. Ce furent de très belles années.

Quand je suis arrivé à Londres, je ne savais même pas utiliser une fourchette et un couteau. J’avais appris à manger uniquement avec des baguettes, et il fallait qu’on me coupe ma nourriture en petits morceaux pour que je puisse la manger. Tu vois, j’ai eu une enfance un peu ballotée d’un pays à l’autre, mais une enfance heureuse. Ma mère était une personne exceptionnelle, d’une grande intelligence, surtout émotionnelle. Et même si mon père était surchargé, il trouvait encore du temps pour moi. Ce furent de très belles années.

Père Junod
Marcel Junod tient dans ses bras son fils Benoît. Photo DR

– Quel âge avais-tu quand ton père est mort?

Mon père est mort quand j’étais encore très jeune. Lui-même avait perdu son père à l’âge de 14 ans. Mon père est mort en 1961 et je suis né en 1945, donc, tu vois, j’avais à peu près le même âge. Naturellement, cela laisse un vide immense. J’ai toujours regretté de ne pas avoir pu profiter davantage de son expérience et de sa sagesse.

Heureusement, il a écrit un livre, Le Troisième Combattant, qui est un témoignage de tout ce qu’il a vécu: la guerre d’Éthiopie, la guerre civile espagnole, la Seconde Guerre mondiale… Ce livre a été pour lui une manière de transmettre son expérience. Et moi, j’en ai été le premier bénéficiaire. Le livre est encore aujourd’hui mis à la disposition des jeunes délégués du CICR. Mais l’absence de mon père m’a profondément marqué et m’a terriblement manqué.

J’étais bien sûr très tenté de suivre les traces de mon père et de travailler pour la Croix-Rouge, mais je savais que c’était impossible. Il avait laissé une empreinte tellement forte, il était si connu, que je serais resté à jamais « le fils de mon père ». Je n’aurais pas été reconnu pour moi-même. C’est précisément pour cette raison que j’ai choisi de prendre une autre voie, afin d’exister par moi-même. C’est ainsi que j’ai décidé de faire une carrière comme diplomate suisse.

– Donc, après l’école primaire, qu’as-tu fait ?


– J’ai poursuivi ma scolarité à l’École internationale de Genève. Quand mon père est décédé, ma mère a eu l’opportunité d’y enseigner le français. Évidemment, sans revenu, la situation est devenue très difficile pour elle. Heureusement, elle a reçu une petite pension versée par le Comité international de la Croix-Rouge, mais elle devait malgré tout travailler.

Elle a donc été engagée comme professeur de français du côté anglophone de l’École internationale. Elle a rapidement rencontré un problème : elle utilisait des bandes dessinées et du matériel pédagogique que les enfants adoraient. Résultat , à la fin de l’année, ses élèves étaient bien plus avancés que les autres. L’administration lui a alors dit : « Écoutez, Madame, ralentissez un peu. Sinon, vos élèves vont se retrouver complètement décalés par rapport aux autres. »

– Tu étais déjà étudiant à l’université à ce moment-là ?


– Oui, mais ma mère est morte pendant que j’étais à l’université. Je me suis alors retrouvé complètement seul. Je n’ai ni frère ni sœur. Cette période a été très difficile. J’ai passé une année entière à préparer, en solitaire, l’examen d’entrée au Département des affaires étrangères.

Mère Junod
Ma mère était très anglophile, elle a décidé d’accoucher à Londres pour que je puisse obtenir la nationalité britannique. Photo DR

– Tu étais fils unique, n’est-ce pas ? Est-ce que tes parents te choyaient beaucoup ?


– Oui, sans doute, mais mon père est mort quand j’avais 14 ans. Je n’ai pas vraiment été "chouchouté". Je crois que mes parents tenaient à m’élever avec une certaine rigueur. J’ai jamais eu le sentiment d’être traité comme quelqu’un d’exceptionnel.

Nous avions une maison à Lullier,dans la Commune de Jussy, c’est mon père qui l’avait achetée. Je l’ai gardée jusqu’à il y a deux ans, quand, malheureusement, j’ai dû m’en séparer.

— Pourrais-tu raconter une ou deux anecdotes de l’époque où ton père était encore en vie ?

— Oui, je me souviens d’un moment assez marquant. Un jour, on a sonné à la porte. Ma mère est allée ouvrir, et là, elle a vu un livreurbde chez Fleuriot Fleurs avec un immense bouquet de cinquante roses. Elle était stupéfaite. Elle s’est dit :

« Mais qui est le fou qui m’envoie cinquante roses ? »

Quand mon père est rentré du travail — il travaillait à l’hôpital et au CICR —, elle lui a demandé :
« Qu’est-ce que c’est que ces roses ? »

Et mon père lui a répondu :
« Écoute, c’est une histoire assez drôle… »

Il a commencé à lui raconter un souvenir de la guerre civile espagnole. Un soir, alors qu’il remontait en voiture vers Perpignan pour aller chercher des réserves médicales, en traversant le col du Perthus, il a vu quelque chose dans les phares : un bras qui dépassait du caniveau. Il a immédiatement freiné. En s’approchant, il a vu qu’il s’agissait d’un soldat blessé, inconscient. Il n’a pas pu se résoudre à le laisser là.

À l’époque, il conduisait une grosse voiture. Sous la banquette arrière, il y avait un espace de rangement. Il a soulevé le siège, a glissé le blessé dans cet espace caché, puis a traversé la frontière jusqu’à Perpignan. Une fois à l’hôpital, il a dit simplement :

« Je l’ai trouvé sur la route en venant d’Espagne. Occupez-vous de lui. »

Et puis… il a oublié cette histoire pendant plus de vingt ans.

Jusqu’au jour où, au CICR, un homme est arrivé. Il a raconté qu’un médecin l’avait sauvé pendant la guerre civile espagnole, en le sortant in extremis d’un fossé pour l’emmener à l’hôpital. Les gens du CICR lui ont répondu :

« Mais cela ne peut être que le docteur Junod. Il était le seul chef de délégation sur cette route à l’époque. »

L’homme a dit :
« Il m’a sauvé la vie. J’aimerais le rencontrer. »

Alors, ils lui ont donné le numéro de mon père. Ce soir-là, cet homme — un Espagnol qui avait émigré aux États-Unis à la fin de la guerre, et qui y avait fait fortune — est venu dîner chez nous. Ma mère, qui n’avait pas de vase assez grand pour ces roses d’un mètre, a dû les couper pour en faire cinq bouquets différents qu’elle a répartis dans toute la maison. On vivait dans une ancienne ferme de paysans, avec des plafonds bas, alors c’était la seule solution.

Cet homme est resté en contact avec mon père pendant un bon moment. Et moi, cette soirée, cette histoire, ce bouquet… ça m’a profondément marqué. C’est un souvenir d’enfance que je n’oublierai jamais.

Parents Junod
Une enfance heureuse

Et encore une autre histoire! Pres de ma maison, il y a un grand arbre et les paysans au printemps y détruisaient les nids des pies parce que les pies étaient considérés des oiseaux qui causaient des dommages aux récoltes. Ma mère était furieuse que les paysans tuent les petits, et un jour elle a récupéré un bébé pie. Ces animaux sont très intelligents et mon père a été très amusé par le fait qu'on avait adopté une pie! La première qu'on a eue, parce qu'on en a eu trois, était très mélomane, et comme mon père jouait au piano, la pie sautillait sur le piano pour faire de la musique, et mon père l'appréciait beaucoup! La seconde pie, c'était moins drôle. Elle allait dans le village, chez les paysans, et pendant le repas, la pie mendiait des haricots verts. Elle prenait le haricot vert, et s'envolait avec, et le paysan s'est dit, elle va le manger quelque part... mais non, le soir, quand il est allé se coucher, il a découvert tout un stock de haricots verts, sous l'oreiller de son lit, où la pie les avait caché, pour pouvoir les manger tranquillement par la suite. Mon père avait vraiment une grande empathie avec les animaux. Quand il était étudiant à l'école, il avait un lézard apprivoisé, qui s'appelait Chilperic, et il a vécu avec ce lézard pendant très longtemps. Donc, tu vois, il avait un rapport exceptionnel, pas seulement avec les êtres humains, mais avec les animaux aussi.

– Ton père a étudié la médecine ici, à Genève ?


– Oui, il a fait ses études de médecine à Genève. Heureusement, il avait un oncle plus aisé qui a accepté de financer ses études. Mon père les lui a ensuite remboursées. Il a poursuivi sa formation à Mulhouse, où il est devenu chef de clinique en chirurgie.

Un jour, il a reçu un appel d’un ami du CICR qui lui a dit : « On cherche un médecin pour une mission très courte en Éthiopie, quelques semaines tout au plus. » Finalement, il est resté dix ans au service du CICR.

– Comment décrirais-tu l’état de la médecine à cette époque ?


– C’était relativement avancé, mais tu sais, les grands progrès en médecine ont souvent lieu en temps de guerre. C’est dans ces contextes qu’on découvre de nouvelles choses, en soignant des blessés et des malades dans des situations extrêmes. Mon père, lui, était un médecin à 100%. Même lorsqu’il a quitté le CICR pour travailler trois ans pour l’UNICEF en Chine, il est toujours resté médecin dans l’âme.

Quand il est rentré en Suisse, il a eu un grave problème de santé qui l’a empêché de continuer la chirurgie, car il ne pouvait plus rester debout longtemps. Il s’est alors tourné vers l’anesthésie et a même fondé le département d’anesthésiologie de l’hôpital cantonal.

Avant cela, chaque chirurgien avait son propre anesthésiste attitré. Mon père trouvait ce système inefficace et a proposé de créer une équipe d’anesthésistes capables de travailler avec n’importe quel chirurgien. Il a ainsi modernisé le service.

Mère Junod 2
La mère

– Ton père avait-il des frères et sœurs ?


– Oui, c’était une grande fratrie : ils étaient sept enfants. J’ai gardé le contact avec certains, mais nous n’avons jamais été particulièrement proches. En revanche, j’ai eu une très belle relation avec ma grand-mère.

– Et ta carrière diplomatique, elle a commencé quand ?


– En 1972, j’ai intégré le Département des affaires étrangères. À l’époque, on faisait un stage de deux ans : six mois dans les services centraux, six mois à l’Institut des hautes études internationales, puis une année à l’étranger.

J’ai été envoyé au Danemark. Comme j’avais fait l’école internationale, je parlais parfaitement anglais, mais je ne maîtrisais pas l’allemand, ce qui est problématique pour un diplomate suisse! On m’avait dit que je partirais dans un pays germanophone pour apprendre la langue. Quand ils m’ont annoncé le Danemark, j’ai protesté : « Mais on ne parle pas allemand au Danemark ! » On m’a répondu qu’il y avait une minorité germanophone au sud du pays, dans le Schleswig-Holstein… Bref, on m’a dit que je n’avais qu’à apprendre l’allemand chez moi.

À la fin de mon stage, le chef des stagiaires m’a dit : « Voilà un dictionnaire. Faites une traduction en allemand. Si vous ne comprenez pas, appelez-moi. » Il voulait que je réussisse, malgré tout.

– Dans quels pays as-tu servi en tant que diplomate ?


– J’ai eu des postes dans cinq pays. J’ai commencé par l’Argentine, puis j’ai été envoyé en Angleterre – ce n’était pas très dépaysant, vu que j’y suis né. Ensuite, j’ai été affecté en Suède, pour la Conférence sur le désarmement en Europe. De là, je suis allé en Colombie, puis à Ankara, en Turquie. Mon dernier poste fut en Yougoslavie, à une époque très difficile : le pays se désintégrait, et Milosevic régnait sur la Serbie de manière autoritaire.

À ce moment-là, le chef du Département des affaires étrangères, M. Cotti, avait une politique radicalement anti-serbe, ce que je trouvais contraire au principe de neutralité suisse. Je m’y suis opposé, et comme tu peux l’imaginer, quand on se dispute avec le chef du Département, on finit par le quitter. Ce que j’ai fait.

Heureusement, j’ai rapidement trouvé un poste au Trust de l'Aga Khan pour la Culture, dabord comme consultant, puis comme directeur des Muséeset Expositions. Et finalement, ce travail m’a davantage épanoui que la diplomatie, qui était devenue très administrative. Aujourd’hui, les ambassades ne servent presque plus à rien ; tout se fait de capitale à capitale.

Lullier
La maison d'enfance

– Tu n’as jamais pensé écrire un livre sur ta vie, comme l’a fait ton père ?


– Non, je ne pense pas que ma vie ait été suffisamment passionnante pour en faire un livre. Je laisse cela à d’autres. J’ai quand même beaucoup écrit, mais surtout des ouvrages spécialisés, notamment sur les ex-libris, qui sont une de mes passions.

– Justement, peux-tu me parler un peu de tes hobbies, de tes collections ?


– J’ai commencé à m’intéresser aux ex-libris à l’âge de 17 ans, et cette passion m’a accompagné toute ma vie. Aujourd’hui, j’approche les 80 ans – ce sera en octobre – et je pense bientôt arrêter. J’ai accumulé environ 100 000 ex-libris, ce qui est énorme. Je compte bientôt vendre ma collection.

- Peux-tu nous parler de l’enfance de ton père ? Elle s’est passée à Genève ou à Neuchâtel ?

À Neuchâtel. Mais tu sais, il y avait une loi à l’époque qui stipulait que lorsqu’une femme devenait veuve, et retournait dans son canton d’origine, si elle avait des enfants mineurs, ils récupéraient alors la nationalité du canton de la mère. Quand ma grand-mère est revenue à Genève, mon père a donc obtenu le droit de bourgeoisie de Genève. C’est comme ça qu’il avait deux droits de bourgeoisie : celui de Genève et celui de Lignières-Neuchâtel. C’était une particularité légale qui n’existe plus aujourd’hui.

Mon père faisait des missions pour le CICR alors que j’étais encore petit. Il travaillait comme médecin et vice-président de la Croix-Rouge. Il n’avait donc pas beaucoup de temps pour nous raconter des souvenirs d’enfance.

- Quelles étaient les préoccupations principales de la jeunesse suisse à l’époque de ton père ?

Je suis mal placé pour répondre. J’ai grandi dans un contexte beaucoup plus international que strictement suisse. J’ai toujours été attiré par l’idée de citoyenneté universelle plutôt que par l’appartenance nationale. C’est peut-être un défaut, mais ça m’a permis plus tard, après avoir quitté le Département des affaires étrangères, de faire des choses passionnantes. Par exemple, j’ai participé à la création du musée d’art islamique à Toronto avec l’Aga Khan. Il avait aussi un projet de musée de l’océan Indien à Zanzibar, sur lequel j’ai travaillé trois ans. Et puis j’ai créé le musée du cheval à Chantilly. Tout ça était bien plus stimulant que la diplomatie.

- Comment l’État formait-il les jeunes diplomates à ton époque ? Et aujourd’hui ?

La diplomatie a beaucoup changé. Aujourd’hui, elle est devenue très administrative, d'État à État. Les diplomates à Berne traitent directement avec leurs homologues étrangers, souvent sans même passer par les ambassades. Avant, tout passait par des télégrammes, et on n’était même pas sûr qu’ils arriveraient. Maintenant, un e-mail ou un coup de téléphone suffit.

Et puis il y a cette scène politique absurde, avec des personnages comme Trump qui racontent des inepties en direct à la télévision — annexer le Groenland, faire du Canada un État américain... c’est du délire! Et à côté de ça, on a Netanyahou, qui commet des crimes de guerre en toute impunité contre les Palestiniens, uniquement pour rester au pouvoir. J’ai des amis israéliens qui partagent entièrement cette analyse. Mais qui peut lui dire d’arrêter aujourd’hui ? Il n’y a plus d’autorité morale forte, même pas le Pape. Peut-être que le nouveau pape, Léon XIV aura une voix plus influente ? On verra. C’est mystérieux...

Benoit
Benoît Junod

- Et la liberté d’expression en Suisse, comment la perçois-tu ?

Franchement ? Les médias suisses n’ont pas de courage. Ils sont devenus dépendants de l’argent, des intérêts économiques et des groupes de pression. On vit une époque bien différente. Il y a quelques jours, une émission montrait la guerre de l'information menée par la Russie contre les pays européens. C’était impressionnant. La désinformation devient la norme. On est au courant de beaucoup de choses, l’information circule, mais la manipulation aussi. Et ça, c’est très inquiétant.

– Pourquoi, selon toi, le CICR a-t-il envoyé ton père au Japon plutôt qu’ailleurs?

Parce qu’il était déjà un délégué expérimenté. Il avait fait ses preuves : Éthiopie, guerre civile espagnole… C’était la fin de la Seconde Guerre mondiale, et le choix s’est logiquement porté sur lui. Il est parti sans savoir que le Japon allait subir une bombe atomique. Il a pris le Transsibérien et mis trois mois pour arriver là-bas. En Manchourie, il a vu des prisonniers américains et anglais détenus par les Japonais, dont le général Wainwright, héros de Corregidor, et Percival. Quand il est arrivé au Japon, il a pu annoncer qu’ils étaient encore en vie — une nouvelle cruciale pour les Américains.

Plus tard, quand il a demandé aux Américains d’envoyer 15 tonnes de matériel de secours pour Hiroshima, ils ont tout de suite accepté. Ils avaient confiance en lui. Ils voulaient même lui remettre la Medal of Liberty, l’une des plus hautes distinctions américaines. Mais comme il était encore sous les drapeaux suisses, il n’a pas pu accepter une décoration étrangère. Le juriste du DFAE, Bindschedler, m’a dit, bien des années plus tard, qu’il regrettait cette décision, mais que c’était conforme aux règles en vigueur.

- En dehors de son travail, quels souvenirs ton père gardait-il de sa mission au Japon ?

Un jour, à Hiroshima, un jeune médecin japonais, Matsunaga, l’accompagnait sous la pluie. Mon père lui a demandé : « Tu n’as pas peur d’être trempé ? » Et Matsunaga a répondu : « Nous ne sommes pas des tigres en papier. » Mon père a demandé ce que ça voulait dire. Et Matsunaga a expliqué : « Les tigres en papier, ça s’abîme avec la pluie. Nous, non. » Cette image l’a marqué. « Ne pas être un tigre en papier » est restée une devise pour lui.

– Combien de temps ton père est-il resté au Japon ?

Il est arrivé le 9 août 1945, juste après Hiroshima et juste avant Nagasaki. Il est resté jusqu’en avril 1946. Il s’occupait des prisonniers alliés. C’était un chaos total. Il n’y avait pas de listes, pas d’archives, contrairement aux Allemands qui tenaient des registres précis. Les Japonais n’avaient pas signé les conventions de Genève. Mon père travaillait jour et nuit, sans relâche. Il est rentré en Suisse en avril 1946. J’avais six mois quand il m’a vu pour la première fois.

Il est mort à 57 ans. On ne saura jamais si c’était dû à l’exposition aux radiations, ou à autre chose. Mais 57 ans, c’est jeune.

— A-t-il reçu la reconnaissance qu’il méritait de la part de l’État ? Parce qu’il a consacré sa vie, sa santé !
— Non, en tout cas pas au niveau de la Suisse. A Genève, un monoment a la mémoire de mon pere et a celle des victimes d'`Hiroshima a été erigé près du Musée de l'Ariana. Le CICR lui a rendu hommage lorsqu’il est mort, il y a eu trois mille télégrammes reçus à cette occasion, envoyés par toutes les sociétés nationales de la Croix-Rouge. Il y a eu un service funèbre à la cathédrale de Genève, où Max Huber, qui était alors président du CICR, a prononcé un éloge en l’honneur de mon père. De ce point de vue-là, oui, la Croix-Rouge a reconnu qu’il était une personne exceptionnelle, qu’il avait fait progresser le droit humanitaire de manière tout à fait remarquable. Mais tu sais, les États n’ont pas de reconnaissance. Ils n’ont pas de sentiments.

— Si tu pouvais poser une question à ton père aujourd’hui, que lui demanderais-tu?

Je lui demanderais ce qu’il faudrait faire pour arrêter ces guerres. Ces guerres idiotes, absurdes, comme celle en Ukraine, celle qui pointe entre l’Inde et le Pakistan, ou encore au Proche-Orient. Le monde est arrivé à un point où le bouillonnement de tensions est tel que je crois que je lui demanderais, au fond : « Que penses-tu qu’on puisse faire ? » Mais je crois qu’il n’aurait pas de réponse. Parce qu’on est désarmé face à l’horreur.

— Ton père aurait été fâché, déçu, bien sûr. Ta réponse était très forte ! Pour conclure cette partie sur ta famille, qu’est-ce qu’on peut encore ajouter ? Sur l’enfance, les parents, quelque chose d’important peut-être ?


— Écoute, ce qui est intéressant, c’est que mon père était d’abord médecin. Il était Neuchâtelois, même s’il vivait à Genève. Il disait toujours que la particularité de Neuchâtel, c’est qu’on y parle le meilleur français de Suisse. Il était très fier de parler un bon français, parce qu’il disait que tout commence par les mots. Si tu ne comprends pas les mots, les problèmes commencent. Ma mère, elle, était polyglotte : elle parlait parfaitement l’anglais, l’italien, elle avait une culture très développée. Mon père, par contre, avait appris l’anglais en lisant des romans policiers — c’est Lady Limerick, la présidente de la Croix-Rouge britannique, qui disait qu'il avait appris avec Perry Mason et les livres d’Agatha Christie, donc c’était parfois un peu difficile de communiquer avec lui en anglais!

Mais tout cela m’a donné un vrai sens de l’importance de la communication. Mon père était protestant. Tous ses ancêtres étaient pasteurs. Ma mère était catholique. Et la sœur aînée de mon père glissait des tracts contre les mariages mixtes dans la boîte aux lettres de ma mère, quand elle était fiancée à mon père. Sa famille désapprouvait leur union. Aujourd’hui, on est tellement loin de ces considérations… Heureusement.

Moi, je suis devenu orthodoxe. Tu sais pourquoi ? Parce que mes deux enfants sont orthodoxes. Leur mère est serbe, et ils ont été élevés dans cette foi. Un jour, je me suis dit : « Tu es catholique, mais comment peux-tu être d’une religion différente de celle de tes enfants ? » Je n’allais pas leur demander de devenir catholiques, ils m’auraient envoyé ballader. Alors je me suis demandé quelle était au fond la différence entre catholiques et orthodoxes. Et j’ai pensé : à part le fameux filioque, il n’y a pas grand-chose. Alors je suis devenu orthodoxe. Voilà tout. Et je suis très heureux ainsi.

Tout cela reste très personnel, bien sûr. Mais je crois qu’il ne faut jamais s’accrocher à des préjugés. J’ai une très bonne amie indienne, hindoue, on a parlé mille fois de religion. Elle m’a dit : « Moi, la religion hindoue me convient. » Et je lui ai répondu : « Si elle te convient, reste hindoue ! Pourquoi changerais-tu ? » Est-ce qu’il faut vraiment essayer de changer les gens ? Je ne crois pas.

— As-tu une idée de regret qui pourrait t’habiter en fin de vie ?

Regretter ne sert à rien. Ce qui a eu lieu, a eu lieu. Ce qui va se passer, on ne sait pas, mais cela se passera, de toute façon. Il faut être philosophe. Si on peut influencer les choses, il faut le faire de manière positive. Mais parfois, il est peut-être encore plus important de ne pas influencer que d’influencer négativement. Regretter est inutile…

Auteur
Avec l'auteur de cet article


Жеңишбек Эдигеев

“Алпалатоо” ассоциациясынын президенти

“Алпалатоо” ассоциациясынын башкы кеңсеси Женева шаарында ал эми анын өкүлчүлүгү Кыргызстандын Бишкек шаарында жайгашкан.

Дареги : Женева шаары, Chemin de Beau-Soleil көчөсү, 24 / 1206