Je m’en souviens
Un voyage dans le passé : souvenirs d'une enfance à Genève il y a 80 ans
Découvrez une enfance marquée par la simplicité et la résilience dans une Genève d'autrefois.
-Pourriez-vous me parler de votre enfance, qui remonte à environ 80 ans ?
Mon enfance fut une période profondément heureuse, marquée par la tranquillité. Je vivais à la campagne avec mes parents et j'étais fille unique. Je suis née à Paris prématurément, à six mois, et je pesais seulement un kilogramme et demi à la naissance. N’ayant pas de couveuse à l’époque, on m’avait installée dans un carton à chaussures avec des boîtes pour me tenir au chaud. Cela témoigne de mon désir de vivre, une volonté qui était déjà présente dès mes premiers instants. J’étais particulièrement choyée par mon père, un homme unique en son genre. Il n’a commencé à travailler qu’à 52 ans, car ma famille jouissait d’une certaine aisance. Cependant, après avoir épuisé cette fortune, il a dû se résoudre à trouver un emploi pour subvenir à nos besoins.
Malgré les difficultés économiques, mon enfance fut remplie de bonheur. J’ai suivi toute ma scolarité à Genève, où je garde de précieux souvenirs. Quand il neigeait et qu'il faisait froid, nous devions porter des pantalons de ski, mais avec une jupe par-dessus, car il était impensable que l'on nous voie en pantalon. En outre, les filles étaient séparées des garçons, et nous devions nous asseoir à part pour que l’on puisse vérifier que nos pieds étaient propres. À l'époque, tout le monde n’avait pas de salle de bain.
-En quoi la relation avec vos parents a-t-elle influencé votre enfance ?
Je me souviens que mes parents s’entendaient bien, et nous vivions en rez-de-chaussée, rue de Candolle, dans un appartement où toutes les fenêtres étaient ouvertes jour et nuit. Cela me paraît aujourd'hui inconcevable. Mon père était originaire de Neuchâtel, et ma mère, bien que n’étant pas ma mère biologique, était celle qui m’a élevée depuis l’âge d’un an. J’ai donc appris à la considérer comme ma véritable mère, bien qu’elle fût assez sévère. Les règles étaient strictes à l’époque, et nous n’avions pas la liberté de sortir comme bon nous semblait. Mes parents avaient vingt ans d’écart : mon père était né en 1879 et ma mère en 1899.
À cette époque, Genève regorgeait d’appartements vacants, et les trois premiers mois de loyer étaient offerts. Nous avons toujours vécu dans des appartements spacieux, et j’avais même deux chambres, bien que cela ne me soit d’aucune utilité. Mais cela reste un souvenir curieux : avoir deux chambres pour une seule personne.
Je me souviens de notre appartement, un vaste espace de six ou sept pièces, pour lequel nous payions 180 francs par mois à l'époque, avec en plus trois premiers mois de loyer gratuits. Nous vivions toujours dans le même quartier, près de l’église russe, du côté de Saint-Pierre. C'étaient de grands appartements, spacieux et très confortables, dotés d'une cheminée dans chaque pièce. Chaque appartement disposait de son propre système de chauffage, et tous les matins à six heures, une personne venait allumer le chauffage. Nous n’avions rien à faire, c'était lui qui s’occupait de tout. Ce logement se trouvait juste à côté de l’église russe, rue Toepffer.
Mes parents avaient une vie sociale active, ce qui faisait que je me retrouvais souvent seule à la maison. À cette époque, la télévision n’existait pas encore, et c’est ainsi que j’ai développé une passion pour la lecture. Ce fut, et reste, mon hobby préféré. Malheureusement, aujourd’hui, je ne peux plus lire autant qu’avant.
Tramways, lampes de poche et gratins de pâtes : la Genève d'antan à travers un récit personnel
Une immersion dans les souvenirs d'une Genève pleine de charme et de contrastes, vue à travers les yeux d'une enfant.
-Vous avez mentionné que vous ne ressentiez pas directement la guerre, à part les coupons alimentaires. Comment viviez-vous cette période de tension, même si elle semblait lointaine ?
La guerre a éclaté en 1939. À ce moment-là, nous vivions à la rue de Candolles. Je me souviens que le Grand Parc des Bastions avait été fermé, car des chevaux étaient installés là pour la guerre. Mon père est parti avec tous les hommes mobilisés. Cependant, malgré cette situation, la guerre n’a pas eu un impact direct sur nous, à part les coupons alimentaires. Nous ne ressentions pas vraiment la guerre, sauf pour l’obscurcissement des fenêtres. Il était impératif de tout obscurcir. Et le soir, lorsqu'on sortait, il fallait toujours emporter une lampe de poche. Il y avait aussi des individus malveillants qui enlevaient les bouches d'égout, ce qui rendait les rues dangereuses. C’est pourquoi la lampe de poche était essentielle pour éviter les accidents. Je me rappelle que, presque chaque samedi, nous rendions visite aux amis de mes parents. Nous emportions systématiquement la lampe de poche avec nous.
Je conserve une photo de ma grand-mère. C’était une famille relativement aisée, car leurs trois enfants pouvaient vivre sans avoir besoin de travailler. En particulier, mon père avait un frère et une sœur, qui, jusqu’à 50 ans, n’avaient jamais eu à travailler. Ils vivaient de leurs ressources et de leur fortune. Chaque dimanche, chez mes parents, il y avait environ 20 personnes qui venaient déjeuner. C’était presque comme une table ouverte, et c’était ainsi que la vie se déroulait.
À Genève, à cette époque, il y avait un tram appelé « La Ceinture », qui suivait un parcours constant : il faisait une boucle dans un sens, puis dans l’autre, desservant toute la ville. Il reliait la gare aux Tranchées, puis faisait demi-tour pour repartir vers Plainpalais. Le circuit ne changeait jamais.
Il y a un livre que je garde précieusement : La Dame aux Camélias d'Alexandre Dumas, dans son édition originale. Chaque année, je le lisais, et chaque année, je pleurais en le terminant.
Religion, éducation et société : une enfance protestante dans le Genève du XXe siècle
Comment la religion et les classes sociales façonnaient les relations et les parcours scolaires d'une génération passée.
-À l'école, les élèves étaient séparés en fonction de leurs moyens financiers. Comment cela affectait-il votre parcours scolaire et vos relations avec vos camarades ?
Quand j'étais enfant, ma famille était protestante, et la première question que mes parents me posaient si je croisais un camarade était : "Que fait son père et quelle est sa religion ?" On ne mélangeait pas les protestants et les catholiques. Dans notre cercle, les protestants étaient entre eux, les catholiques aussi. C’était une distinction qui remontait à l’enfance. Il fallait absolument aller à l'église chaque dimanche, bien sûr. C’était une autre époque, une époque où la séparation des religions était encore très marquée.
Lorsque je me suis mariée, si j'avais épousé un catholique, cela aurait été perçu de façon très négative. Heureusement, mon mari était protestant, mais dans le cas contraire, cela aurait été tout simplement inacceptable. À l’époque, les catholiques et les protestants ne se fréquentaient pas.
À l'école, il y avait une distinction entre les "élèves forts" et les "élèves faibles". Ceux qui n'avaient pas beaucoup d'argent étaient automatiquement classés dans la catégorie des faibles. Ceux qui avaient un peu plus de moyens étaient ceux qu'on considérait véritablement. C’était injuste, mais c’était comme ça. Les élèves dits "forts" étaient ceux qui raflaient tous les prix, tandis que les "faibles" n'en recevaient jamais aucun. Jusqu'à l’âge de 15 ou 16 ans, nous étions toujours séparés, les filles d'un côté et les garçons de l'autre.
Je me souviens aussi que j'avais refusé une cérémonie religieuse pour mon mariage. Ma liberté était limitée, et je n’avais pas le droit de sortir le soir. Si j'avais cinq minutes de retard, c’était un drame. Il n'y avait pas de place pour la liberté : je ne pouvais même pas aller prendre un chocolat chaud ou faire une petite sortie. Nous ne sortions jamais seules, c’était impensable.
Quant à mes vêtements, je n’avais aucune liberté de choix. C’était toujours ma mère qui décidait. Une couturière venait à la maison, choisissait les tissus et confectionnait les vêtements sur place.
Entre dilettantisme et résilience : le parcours d’une vie sans regrets
Une vie marquée par l’amour familial, la persévérance et une vision positive malgré les épreuves.
-Comment les normes sociales de votre époque influençaient-elles la façon dont les femmes géraient leur vie familiale et leur relation avec leurs maris ?
-Je dois être honnête avec vous, mon père était très volage. Les femmes acceptaient cela parce qu’à l'époque, elles n'avaient pas de profession et ne pouvaient pas travailler. Elles toléraient donc les aventures de leurs maris, car elles n’auraient pas pu vivre autrement. À cette époque, il n'y avait pas de pensions alimentaires obligatoires comme aujourd’hui. Quand j’étais petite, mon père partait pendant trois ou quatre jours sans que nous sachions où il était. Quand il revenait, j’étais folle de joie, mais ma mère, bien sûr, c’était une autre histoire.
Je suis fière de mes enfants et de moi-même. J’ai accompli mon devoir de mère et je crois que j’ai consacré énormément de temps à les élever. Aujourd’hui, je me rends bien compte que c’est moi qui ai besoin d’eux, surtout maintenant que je me sens plus fragile.
Avec mon mari, j'ai été très heureuse. Et j'ai eu des enfants merveilleux. Aujourd'hui, je suis comblée avec des petits-enfants et même un arrière-petit-fils. La famille est essentielle pour moi. Si je ne m’entendais pas avec mes enfants, j’aurais eu l’impression d’avoir raté ma vie. Pour moi, l’essentiel a toujours été mes enfants.
Avant, il y avait une grande barrière entre les riches et les pauvres. C’était un cercle fermé. On ne mélangeait pas les classes sociales. Il fallait rester dans sa catégorie, tout simplement.
Mon père était un dilettante jusqu'à l'âge de 50 ans. Il a fait un peu de médecine, un peu de droit, un peu de jardinage… Il a tout essayé sans jamais se fixer sur une seule chose.
Je parle un peu anglais, j'ai un diplôme de commerce à Berne et je parle aussi l'allemand. Ce que je souhaite avant tout, c’est que mes enfants soient heureux. Et ce que je ne veux surtout pas, c'est l’acharnement thérapeutique. J’ai toujours dit que je ne voulais absolument pas ça, c’est-à-dire vivre avec des tuyaux partout. Mais ce que je veux, c’est qu’ils gardent en mémoire le souvenir de qui je suis.
-Vous dites ne pas avoir de regrets. Quels moments de votre vie vous apportent particulièrement de la satisfaction aujourd’hui ?
Je marche beaucoup. D'ailleurs, je n’ai jamais voulu prendre un abonnement aux TPG, car je sais que si je l'avais, je marcherais moins. Comme j’habite en ville, tout est à proximité, ce qui me pousse naturellement à marcher davantage.
Je n’ai aucun regret. J’ai eu une vie bien remplie, sans jamais manquer de rien. À l’époque, il n’y avait pas de chômage, c’était impensable.
Pour moi, la vie est ce que l’on en fait. Même si l’on traverse des épreuves, il faut toujours garder à l’esprit que nous pouvons les surmonter. Il ne faut surtout pas se laisser aller. La vie est belle, et il faut profiter des bons moments quand ils se présentent. Je ne sais pas combien d’années il me reste à vivre, mais tout ce que j’espère, c’est de vivre heureuse, entourée de mes enfants et de mes petits-enfants. Je peux dire merci à la vie, elle m’a gâtée. J’ai eu de la chance, surtout d’avoir des enfants.
Mon fils Jean-Christian était assez casse-cou. Il n’avait peur de rien, sauf quand il regardait des dessins animés avec des scènes un peu effrayantes. Je me souviens qu’il se cachait derrière le fauteuil à ce moment-là. À part ça, il était assez courageux. À l’école, il n’y avait jamais de problème. Tout se passait toujours parfaitement, il avait beaucoup de copains. Par contre, il a eu toutes les maladies infantiles, comme c’était souvent le cas à l’époque.