Comment vous présenteriez-vous aux lecteurs ?
Je m'appelle Charles Adams, citoyen américain, mais je suis né à Belfast, en Irlande du Nord, où mon père était diplomate américain. Avec mes frères et sœurs, nous avons grandi aux quatre coins du monde : cinq ans à Bordeaux, où j’ai appris le français pendant que mon père travaillait au consulat américain, mais aussi en Allemagne, au Maroc et au Sénégal.
Mon objectif étant de vivre en Europe, j’ai rejoint un cabinet d’avocats à Washington qui disposait d’un bureau à Paris. J’y ai travaillé pendant six ans dans le domaine du droit international, plus précisément en arbitrage, ce qui m’a amené à voyager à travers le monde. En 1980, je suis rentré aux États-Unis pour six ans à Washington, avant de m’installer à Genève en 1987, poussé par une affaire de cœur.
Depuis, Genève est devenue ma ville. Bien que cette histoire d’amour n’ait pas duré, j’y ai trouvé une qualité de vie exceptionnelle et un cadre idéal pour ma carrière. J’y vis donc depuis 39 ans, devenant l’un des doyens de la communauté américaine locale. En revanche, j’ai choisi chaque jour de vivre à Genève. Genève est une ville où il fait bon vivre, et la Suisse est un pays formidable. Voilà pourquoi, 39 ans après mon arrivée, j’y suis toujours.
Seule exception à cette longévité genevoise : ma nomination en tant qu’ambassadeur des États-Unis en Finlande par le président Barack Obama. Ce fut, sans conteste, le meilleur poste que j’aie jamais occupé. J’aimerais pouvoir dire que j’ai maîtrisé le finnois, mais ce serait exagéré ! C’est une langue redoutablement difficile, et je me contente de capter quelques mots ici et là. Heureusement, les Finlandais parlent un anglais impeccable.
Tout au long de ma carrière, j’ai aussi été très impliqué dans l’activisme politique, notamment auprès du Comité national du Parti démocrate. J’ai mené des campagnes de fundraising auprès des Américains expatriés, qui sont entre 8 et 9 millions dans le monde et votent majoritairement démocrate (environ 80 %). Cette mobilisation représente une ressource précieuse pour le parti et ses candidats.
L’un de mes regrets récents est que l’élection présidentielle américaine n’ait pas permis à Kamala Harris de briguer la présidence. J’étais destiné à un second mandat d’ambassadeur sous son administration, mais l’histoire en a décidé autrement.
Vous sentez-vous plutôt Suisse ou Irlandais ?
Plutôt Américain, à vrai dire. Je suis né Américain, même si c'était en Irlande du Nord, mais cela aurait tout aussi bien pu être au Mexique ou à Shanghai. Comme je vous l’ai expliqué, ma famille était diplomatique et un peu nomade. En revanche, j’ai choisi chaque jour de vivre à Genève.
Le travail que je fais, je pourrais l’exercer depuis un paquebot, le Kirghizistan ou n’importe où ailleurs, car il se fait principalement de manière virtuelle. L’arbitrage international n’est pas lié à un endroit précis. Mais Genève est une ville où il fait bon vivre, et la Suisse est un pays formidable. Voilà pourquoi, 39 ans après mon arrivée, j’y suis toujours.
Depuis quand êtes-vous avocat ?
J’ai passé mon premier examen du barreau en 1973, dans l’État de Virginie, aux États-Unis. En revanche, je ne suis pas inscrit au barreau de Genève, car ma spécialité, l’arbitrage international, n’est pas rattachée à une juridiction locale. Je suis donc avocat international, sans affiliation au barreau genevois.
- En revenant sur l’actualité, concernant la guerre entre la Russie et l’Ukraine, y a-t-il des arguments avancés par la Russie que vous jugez légitimes ou dignes de considération ?
Je vais être brutalement honnête avec vous : il s’agit d’une guerre illégale d’agression et d’invasion, une violation flagrante de la souveraineté d’un pays voisin. Il n’y a aucun argument avancé par la Russie qui mérite d’être pris en considération, que ce soit une supposée menace liée à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ou une ambition ukrainienne de se rapprocher de l’Union européenne. Rien de tout cela ne justifie une telle agression, qui vise purement et simplement à annexer un territoire voisin. Je fais donc partie de ceux qui soutiennent fermement l’Ukraine – Slava Ukraïna.
- Cela fait maintenant presque trois ans que la guerre dure. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Eh bien, le président élu le 5 novembre dernier aux États-Unis a passé une année de campagne à répéter qu’il réglerait cette guerre en une seule journée. Cela fait maintenant trois semaines qu’il est à la Maison-Blanche, et nous ne sommes pas plus proches d’une solution qu’à aucun moment depuis le 23 octobre, il y a deux ans.
L’autre jour, il a évoqué l’idée d’exploiter les "terres précieuses" en Ukraine. Je ne sais pas si vous avez suivi cette déclaration, mais comme souvent avec lui, cela semblait être une idée spontanée, sortie de nulle part, sans réflexion ni concertation préalable. Rien de structuré ou de cohérent. Est-ce que cela aura un impact sur la guerre ? Probablement pas.
- Vous ne croyez donc pas que le président Trump puisse mettre fin à la guerre aussi rapidement qu’il le prétend ?
Non, sauf s’il parvient à convaincre son "grand ami" Vladimir Poutine qu’il a fait une erreur en lançant cette invasion et qu’il devrait se retirer. Peut-être qu’un compromis pourrait émerger, par exemple en reconnaissant la souveraineté russe sur la Crimée.
Personnellement, j’aurais souhaité voir un référendum dans le Donbass, sous supervision des Nations unies, en utilisant les listes électorales de 2014, afin de poser une question simple aux habitants : "Voulez-vous être Russes ou Ukrainiens ?" Avec un engagement des deux pays à respecter le résultat.
- La fin de la guerre dépend-elle plutôt de Trump ou de Poutine ?
À ce stade, plutôt de Poutine.
Pour être honnête, j’aurais préféré que les États-Unis réagissent différemment dès le début du conflit. Il y a deux ans, j’aurais voulu voir la première division blindée américaine débarquer en Ukraine et repousser l’invasion. Cela aurait mis un terme rapide à la guerre.
Mais l’administration Biden a opté pour une approche plus prudente, que je trouve trop molle. Trop peu, trop lent, trop tard. En tant que démocrate, j’aurais souhaité que mon parti soit plus réactif et plus ferme dans son soutien à l’Ukraine pour défendre son intégrité territoriale.
- En tant qu’Américain, pour la dernière élection, pour qui avez-vous voté ?
J’ai voté pour Kamala Harris. Ma fille et mon fils aussi, dans le Maryland.
- Pourquoi ce choix ?
Parce que je suis démocrate, et non républicain. Je considère le président actuel, Donald Trump, comme un homme aux tendances autoritaires et antidémocratiques. Nous le constatons chaque jour. Je suis très inquiet quant à la direction que prendra cette présidence.
- Pourquoi autant d’Américains ont-ils voté pour Trump ?
On parle souvent du mécontentement des électeurs face à l’inflation et à l’immigration incontrôlée à la frontière sud des États-Unis. Mais il y a aussi un autre facteur majeur : la désinformation massive via les réseaux sociaux et certains médias d’extrême droite. Des dizaines de millions d’électeurs ont voté pour Trump sans mesurer pleinement le danger qu’il représente pour la démocratie américaine.
Je pense qu’avec le temps, beaucoup d’entre eux vont se poser de sérieuses questions sur la pertinence de leur choix.
- Le président Trump a annoncé plusieurs projets ambitieux. Cela soulève une question : est-il vraiment intelligent ou, au contraire, imprudent en faisant de telles annonces ?
Écoutez, je ne peux parler qu’en tant que citoyen, mais la plupart de ses propositions relèvent de l’ignorance totale, de l’absurdité et, parfois, du pur délire.
Il a suggéré que les États-Unis devraient "capturer" le Groenland, reconquérir non seulement le canal de Panama mais aussi le pays entier, annexer le Canada comme un 51ᵉ État américain, et même faire de Gaza un territoire américain. Tout cela est insensé.
Ces idées sont absurdes, mais elles sont répétées quotidiennement. Et elles risquent d’empirer. Heureusement, elles ne sont généralement suivies d’aucune action concrète. C’est le seul espoir que je conserve. Certaines annonces ont une portée géostratégique, mais elles restent, dans leur majorité, irréalistes et infondées.
Quels types de crimes sont les plus fréquents aux États-Unis et en Europe ? Existe-t-il des différences marquantes entre ces deux continents en matière de criminalité ?
Il existe une différence fondamentale entre les États-Unis et l'Europe : la réglementation des armes à feu. Aux États-Unis, il y a un manque total de contrôle en la matière. On y trouve cinq fois plus d'armes à feu que d'habitants, des pistolets de tous calibres et même des mitraillettes en possession privée. En Europe, en revanche, la réglementation est stricte : il est impensable, par exemple, qu’un jeune de 18 ans puisse acheter une arme lourde dans un supermarché à Genève.
Cette disponibilité extrême des armes explique pourquoi les massacres de masse sont devenus tragiquement courants aux États-Unis : dans les écoles, aux abords des églises, sur des parkings... Ce sont des crimes rendus possibles par l’accès facile à des armes létales et par l’inaction du pouvoir politique, incapable de légiférer sur un sujet pourtant crucial pour la sécurité publique.
Quels sont les crimes les plus difficiles ou les plus douloureux à observer ?
Je ne suis pas spécialiste du droit pénal, mais en tant qu’observateur et simple citoyen, je constate une chose : aux États-Unis, les crimes les plus violents sont souvent commis par de jeunes hommes en détresse psychologique. Or, les structures de soutien et de prise en charge des troubles mentaux y sont largement insuffisantes.
Cela crée un terrain propice à des actes de violence presque quotidiens. En Europe, lorsqu’un tel drame se produit, il marque les esprits pendant des années. Aux États-Unis, il devient une simple brève d’actualité tant l’opinion publique y est habituée.
Être compatissant ou être juste : quelle est la meilleure approche ?
L’empathie est essentielle pour rendre une justice véritablement équitable. Il ne s’agit pas seulement d’interpréter des textes de loi ou d’appliquer des articles du code civil. Ce qui compte, c’est de comprendre humainement l’origine du conflit et de trouver une solution juste.
Cela pose une question intéressante sur l’avenir du droit face à l’intelligence artificielle. Personnellement, je reste très sceptique sur l'idée qu'un algorithme puisse saisir la complexité humaine d’un litige.
Si vous rencontriez le Secrétaire général de l’ONU, que lui demanderiez-vous ?
Je lui poserais une question simple : comment l’ONU compte-t-elle faire face à la volonté affichée des États-Unis de se désengager des organisations internationales ? Le retrait américain de l’OMS, du Haut-Commissariat aux droits de l’homme et d’autres instances est un bouleversement majeur de l’ordre mondial établi depuis 1945. Et cela fait peur. J’ai peur. Le Secrétaire général a peur. Nous avons tous raison d’être inquiets.
Si vous pouviez attribuer un prix Nobel, à qui le donneriez-vous ?
C’est une question difficile. Il est plus facile de dire qui ne devrait pas le recevoir. Par exemple, je ne décernerais jamais un prix Nobel de la paix à Donald Trump, à Elon Musk ou à ceux qui les entourent. Si un prix Nobel de la discorde et de la haine existait, ils seraient de sérieux candidats.
Quant à savoir qui mérite un Nobel aujourd’hui... Attendons de voir ce que nous réservent les douze prochains mois. L’histoire est en train de s’écrire.
Comment résister à la propagande ?
C'est une question essentielle. Aux États-Unis, la société est de plus en plus soumise à une propagande intense, presque orwellienne. On pourrait croire que nous vivons ce qu'Orwell a décrit dans 1984 : l’État prend le contrôle des organes de diffusion de l'information, réduit certains médias au silence, en bâillonne d'autres, et laisse subsister des chaînes comme Fox News, qui deviennent les seules sources de désinformation validées par une population désorientée. Aujourd’hui, le concept même de vérité est pollué, ce qui est particulièrement inquiétant.
Chaque année, une organisation internationale publie un classement des pays les plus heureux du monde? Comment le jugez- vous ?
La Finlande arrive souvent en tête. Et je peux confirmer, pour y avoir vécu en tant qu’ambassadeur des États-Unis, que c'est un pays remarquable. Il se distingue par son égalité sociale, son progrès, sa justice et une distribution équitable des ressources de l’État.
Les États-Unis, en revanche, se retrouvent souvent vers la 25e ou 26e place, au même niveau que des pays comme la Guinée-Bissau ou le Laos. Pourquoi ? Parce que ces classements prennent en compte des critères comme l'accès aux soins de santé, les systèmes de retraite, la sécurité sociale et l'éducation. Et dans ces domaines, l'Amérique est en difficulté. Certes, elle possède les universités les plus prestigieuses du monde et une élite suréduquée, mais l’écart entre riches et pauvres est abyssal, et ce clivage devient insoutenable.
Cela dit, il ne faut pas confondre le bonheur d’un pays et celui d’un individu. Un pays peut être classé "heureux", mais le bonheur reste une construction personnelle. Chaque individu doit façonner sa vision du monde et de ses relations, idéalement sans trop d'interférences gouvernementales, dans un esprit de liberté individuelle. C'est dans cette direction qu’il faut tendre, et sur ce point, j’ai encore de l’espoir.
Zhenishbek Edigeev